Affaire Mazan : Repenser le Viol à Travers la Littérature

L’affaire Mazan a ravivé les débats sur la culture du viol, nous poussant au CaféLitté à interroger la place des violences sexuelles dans la littérature. Pour approfondir cette réflexion, nous avons rencontré Anne-Claire Marpeau, chercheuse en littérature comparée et maîtresse de conférence à l’Université de Strasbourg. Au départ spécialiste des représentations du féminin dans la littérature du XIXe siècle, elle a mené ensuite des recherches sur la manière dont les violences sexuelles sont traitées dans les textes littéraires, soulevant ainsi des enjeux éthiques et pédagogiques essentiels.


Anne-Claire Marpeau, vous avez consacré une partie de vos recherches à l’analyse des violences sexuelles dans les textes littéraires. Pourquoi avez-vous choisi dexplorer cette thématique difficile et essentielle ?

Anne-Claire MARPEAU : Mon intérêt pour cette thématique découle de ma thèse de doctorat. Initialement, mes recherches portaient sur les questions de lecture et de réception, avec un focus particulier sur Madame Bovary, tant sur le roman que sur son personnage central, de sa publication à aujourd’hui. Je me suis appuyée sur des traces de réception empirique, c’est-à-dire sur les retours de lecteurs et lectrices réels.

Très vite, j’ai constaté qu’Emma Bovary était un personnage largement mal aimé, en grande partie à cause de la féminité qu’elle incarne. Elle est souvent perçue comme un contre-modèle des attentes envers les femmes, et cette perception traverse les époques. Les lycéennes d’aujourd’hui que j’ai interrogées la voient comme soumise, centrée sur l’amour, et dépeinte comme une mauvaise mère – une combinaison qui les déstabilise. À l’époque de Flaubert, les critiques insistaient davantage sur son adultère, allant parfois jusqu’à la qualifier de courtisane ou de prostituée dans les textes contemporains du procès du roman.

Ces observations m’ont conduite à interroger la représentation des femmes dans les textes littéraires. Deux axes majeurs se sont imposés : d’une part, interroger la violence que l’auteur et le texte peuvent exercer, parfois inconsciemment, sur leurs personnages féminins ; d’autre part, penser la manière dont la violence est mise en scène dans la fiction elle-même.

En abordant ces questions sous l’angle du genre, il apparaît que les relations hétérosexuelles dans de nombreuses œuvres canoniques, souvent enseignées, sont imprégnées de violence patriarcale. Ces réflexions m’ont donc poussée à approfondir l’analyse des violences, qu’elles soient explicites ou implicites, dans les textes littéraires. Cela me semble crucial, notamment dans un cadre pédagogique où ces œuvres continuent d’être enseignées et interrogées par de nouvelles générations.

Il est important de souligner l’aspect collectif de ces recherches. Aujourd’hui, nous sommes de plus en plus nombreux et nombreuses à travailler sur ces thématiques au sein de l’université française, et cette dynamique crée une véritable synergie. Par exemple, je participe actuellement au projet AVISA, qui se consacre à l’historicisation du harcèlement sexuel. L’objectif est de recenser les victimes, qu’elles soient réelles ou fictives, de l’Antiquité à #MeToo. Le projet s’intéresse également aux termes employés dans les textes littéraires avant l’apparition de l’expression « harcèlement sexuel ». Quels mots utilisait-on pour décrire ces violences ? Comment ces réalités étaient-elles abordées dans les œuvres ?

Ces réflexions m’amènent à une interrogation plus profonde sur la littérature elle-même. Pour moi, la littérature est un outil pour mieux vivre et entrer en relation avec autrui. Mais entrer en relation, c’est aussi questionner les rapports de pouvoir et de domination, dont les manifestations les plus extrêmes prennent la forme de violences. C’est ainsi que mes recherches m’ont conduite à explorer des corpus particulièrement sensibles : les violences faites aux femmes dans les textes canoniques du XIXᵉ siècle, mais aussi les violences sexuelles et l’inceste dans la littérature jeunesse.

Dans ce cadre, la question qui m’habite est celle de la justesse. Comment représenter ces sujets sensibles de manière à la fois esthétiquement adéquate et éthiquement juste ? Cet équilibre est crucial, car ces représentations engagent des visions du monde et des rapports à l’autre. Aborder ces thématiques, c’est un peu comme déverrouiller une boîte de Pandore : on y découvre une multitude d’aspects, souvent sous-estimés ou occultés.

Comment représenter ces sujets sensibles de manière à la fois esthétiquement adéquate et éthiquement juste ? Cet équilibre est crucial, car ces représentations engagent des visions du monde et des rapports à l’autre. Aborder ces thématiques, c’est un peu comme déverrouiller une boîte de Pandore : on y découvre une multitude d’aspects, souvent sous-estimés ou occultés.

Cette réflexion dépasse les seules violences faites aux femmes. Elle englobe toutes les formes de violence exercées sur les personnes dominées : les enfants, les personnes racisées, les personnes en situation de handicap, entre autres. Je défends l’idée que la littérature et l’université ont une mission d’explicitation et d’approche critique à cet égard. En tant que chercheuse à l’INSPE, qui forme les futurs professeurs, je suis convaincue que ces questions doivent être intégrées à la fois dans la recherche et dans l’enseignement. Enseigner la littérature implique de reconnaître ses limites.

Si l’on considère la littérature uniquement comme un objet esthétique, on passe à côté de l’essentiel.

Face à des représentations de violence, choisir de ne pas en parler revient à cautionner ces violences par le silence. Cela constitue en soi une forme de morale, mais une morale du non-dit. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous permettre une telle posture. Internet joue également un rôle clé : c’est un outil ambivalent, qui exige des précautions, mais il offre un espace d’expression aux voix longtemps marginalisées. L’université, loin d’être déconnectée du monde, doit intégrer ces transformations et s’interroger sur les échos qu’elles suscitent dans ses recherches et son enseignement.

Anne-Claire MARPEAU © Archives personnelles

Certains textes littéraires reproduisent des schémas de domination ou des stéréotypes sur les violences sexuelles. Par exemple, dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, les manipulations de Valmont et la séduction forcée de Cécile peuvent être lues comme une esthétisation du pouvoir masculin. De même, Nana de Zola, tout en exposant la condition féminine, tend parfois à réduire les personnages féminins à des archétypes. À l’opposé, des œuvres comme Le Consentement de Vanessa Springora ou Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir interrogent frontalement ces mécanismes et les déconstruisent.

Comment distinguez-vous une œuvre qui perpétue ces stéréotypes d’une œuvre qui les interroge ou les déconstruit ?

Anne-Claire MARPEAU : C’est une excellente question, car elle touche à la fois à la production des œuvres et à leur réception. On peut d’abord s’interroger sur l’intentionnalité : ce que l’auteur ou l’autrice voulait dire ou, au contraire, ce qu’ils ont choisi de taire. Dans le cas de Zola, par exemple, Nana s’inscrit dans le cadre des Rougon-Macquart et se concentre sur la déchéance d’un personnage féminin. Il n’y a pas, dans le discours explicite de Zola, une volonté de dénoncer la violence faite aux femmes mais plutôt celle d’interroger un « type » féminin ( Voir à cet égard la thèse de Fleur Bastin-Hélary ). 

Pour Les Liaisons dangereuses de Laclos, on peut y voir une dénonciation implicite des abus de pouvoir, mais ces violences sont également esthétisées et ont pour but de produire un véritable plaisir de lecture, notamment à travers les manipulations de Valmont. Cela soulève la question de savoir si cette esthétisation contribue à critiquer ces violences ou, au contraire, à les rendre acceptables.

Ce qui ressort, dans des œuvres comme celles-ci, c’est souvent la manière dont elles adoptent un point de vue masculin sur les corps féminins : ce qu’on appelle aujourd’hui le male gaze. Ce regard se manifeste par des procédés narratifs et esthétiques qui exposent ces corps, souvent abîmés ou violentés, fétichisés et dominés par la focalisation. Même chez Zola, on peut parfois s’interroger sur une forme de revanche implicite du narrateur sur des personnages féminins qui le fascinent et le rebutent, posture qu’il partage avec un certain nombre de ses contemporains.

En fin de compte, la distinction entre une œuvre qui perpétue ces stéréotypes et une œuvre qui les interroge réside dans plusieurs éléments : la manière dont elle est encadrée par son auteur, la façon dont elle est écrite, mais aussi dans la lecture que nous en faisons aujourd’hui. Nos sensibilités contemporaines influencent beaucoup la manière dont ces textes nous parlent ou nous interrogent.

Donc, pensez-vous que certaines œuvres, même classiques, devraient être réinterrogées à la lumière des débats contemporains sur le consentement et les violences de genre ?

Anne-Claire MARPEAU : Il faut garder à l’esprit que la lecture d’une œuvre s’inscrit toujours dans un contexte, à une époque donnée, et qu’elle est influencée par un point de vue social et une communauté interprétative. Mon regard, ainsi que celui de mes collègues ou d’amies lectrices féministes, par exemple, trouve aujourd’hui une plus grande diffusion dans les sphères universitaires et dans la société. Mais, d’ici quelques années, ce point de vue pourra être remis en question par un autre courant interprétatif. Et c’est précisément cela qui rend la littérature vivante.

Pour ma part, je considère que les débats contemporains sur des questions comme le consentement ou les violences de genre représentent une véritable opportunité pour ces textes. Contrairement à ce que l’on pourrait croire en évoquant la cancel culture, il ne s’agit pas de rejeter ou d’effacer ces œuvres. Notre démarche, au contraire, s’inscrit dans un travail de relecture : exhumer des textes, les remettre en lumière, et surtout proposer de les lire autrement.

Ce qui me semble le plus enrichissant, c’est de confronter les différentes lectures. Cette confrontation permet de révéler la pluralité des interprétations possibles, tout en acceptant qu’aucune ne détienne la vérité absolue. Je défends l’idée qu’en littérature, il n’y a pas de vérité fixe dans la réception d’un texte : il n’y a que des interprétations, toutes évolutives et tributaires de leur contexte. C’est par le dialogue des communautés interprétatives et par le repérage des interprétations qui varient ou perdurent, qu’on peut interroger les effets du texte.

Édouard Manet, Nana (1877) : Provocation féminine et regard sur la société du XIXᵉ siècle,

Musée d’Orsay, Paris

Vous êtes aussi chercheuse en didactique, ce qui vous place dans une position idéale pour répondre à cette question : comment un enseignant peut-il aborder ces thématiques sensibles sans risquer la surinterprétation ou la banalisation ? Quels outils ou approches conseilleriez-vous pour traiter, avec des élèves du secondaire, des textes qui évoquent des violences sexuelles ?

Anne-Claire MARPEAU : C’est une bonne question. Tout d’abord, je tiens à rappeler – et c’est un point que je souligne souvent – qu’en tant que chercheuse en didactique, je trouve parfois que notre discipline peut adopter une posture trop surplombante vis-à-vis des enseignants et enseignantes, notamment ceux du primaire et du secondaire. Un enseignant est le mieux placé pour savoir ce qu’il peut enseigner, ce qu’il est possible de faire avec sa classe. Il connaît mieux que quiconque les dynamiques de son groupe et les limites à ne pas franchir.

Cela dit, sur les questions sensibles comme celles-ci, la première réflexion doit porter sur la sensibilité de l’enseignant lui-même : est-il ou elle à l’aise pour aborder ces sujets ? Si un enseignant n’est pas à l’aise, il y a de fortes chances que l’enseignement en pâtisse. Et il existe toujours des manières alternatives d’aborder certains thèmes. Par exemple, pour traiter des violences sexuelles contre les femmes, il n’est pas nécessaire de passer par une scène explicite de viol ; on peut choisir des textes qui abordent le sujet de manière plus implicite, par exemple une scène de baiser forcé comme dans On ne badine pas avec l’amour de Musset (II, 3), selon ce qui convient mieux à l’enseignant et à la classe.

Ensuite, il faut distinguer deux types d’outils : les outils pédagogiques et les outils didactiques.
Les outils pédagogiques concernent avant tout le climat de classe. Sur ce point, les États-Unis ont une longueur d’avance : cela fait des décennies que les enseignants nord-américains réfléchissent à ces questions. Des pratiques comme le trigger warning (avertissement préalable) ou la création d’un safe space visent à préparer les élèves à des discussions potentiellement difficiles. Cependant, ces outils ne neutralisent pas l’effet émotionnel du texte. Un élève ayant vécu des violences pourrait tout de même être choqué par ce qu’il lit. Mais ces dispositifs permettent d’ouvrir un espace de dialogue, où l’enseignant peut dire : « Je sais que ce sujet peut être difficile, et je suis là pour en parler. » Cela peut donner aux élèves une certaine autonomie : choisir d’écouter ou non, de s’exprimer ou non, ou même de s’éloigner temporairement.

Il est également important de rappeler qu’un enseignant agit dans un cadre institutionnel, avec des examens, des évaluations et une autorité qui peut parfois compliquer l’expression des élèves. Lire un texte violent chez soi, où l’on peut fermer le livre si cela devient trop éprouvant, n’a rien à voir avec le fait de le lire en classe, entouré de ses camarades. Créer un climat sécurisé permet de désamorcer cette tension et d’ouvrir le dialogue.

Enfin, sur des sujets aussi délicats, il est essentiel de réfléchir à la manière d’évaluer. Ces thématiques ne devraient pas à mon sens être évaluées et si elles le sont, de manière frontale. Si on choisit d’évaluer, l’évaluation pourrait plutôt porter sur la participation au débat ou sur d’autres formes plus médiées qu’une dissertation sur la question du viol en littérature.

Il reste également la question des outils didactiques, dont l’évaluation fait partie. Cela englobe les procédés et dispositifs spécifiques que l’on met en place dans chaque discipline pour enseigner un sujet donné. En littérature, par exemple, il s’agit de réfléchir à la manière littéraire d’aborder les questions de violences sexuelles. Ce n’est pas la même approche que celle adoptée en didactique de l’histoire, où l’on enseigne ces questions sous un angle historique. C’est un champ qui, à mon avis, reste encore largement à explorer. Il s’agit ici de se demander comment on aborde littérairement les questions éthiques, en passant par le texte, sa lecture, son analyse, en utilisant des outils propres à l’analyse littéraire. La question de la didactisation des violences sexuelles soulève un enjeu majeur : si on décide d’aborder les questions éthiques, comment le faire en favorisant les apprentissages propres à la discipline « français » ?

De plus, il faut rappeler qu’en France, nous évoluons dans un système institutionnel où les évaluations et les examens occupent une place centrale. Cela crée une exigence de préparation des élèves à ces échéances. Que cela plaise ou non, au baccalauréat, ils devront passer des épreuves comme la dissertation, le commentaire de texte ou la lecture analytique. On peut regretter ce cadre rigide et souhaiter des alternatives, mais la réalité est que la majorité des élèves, notamment dans les filières générales et technologiques, seront évalués selon ces critères. Nous avons donc une responsabilité envers eux : les former à ces exercices, leur fournir les outils nécessaires à leur réussite académique.

L’enseignement des textes traitant de violences sexuelles peut susciter un réel intérêt, notamment en travaillant sur des aspects narratologiques comme le point de vue ou la voix du personnage féminin. Par exemple, une question pertinente à poser serait : « Est-ce que les personnages féminins prennent autant la parole que les personnages masculins ? » ou bien « Quels sont les verbes associés aux personnages féminins ? ». Il existe, d’ailleurs, une étude de data mining menée sur les textes de Jane Austen qui révèle que les personnages féminins sont souvent associés à des activités passives, ce qui soulève des interrogations sur la manière dont le genre est représenté dans la littérature. À ce sujet, nous avons co-créé avec Anne Grand d’Esnon un carnet intitulé Malaises dans la lecture, qui aborde ces questions.

Un autre dispositif didactique intéressant est le débat interprétatif. Ces débats, souvent chargés d’interprétation, peuvent permettre aux élèves de confronter leurs points de vue et d’approfondir leur compréhension. Toutefois, cela nécessite une mise en place précise des exercices, en anticipant les réactions parfois choquantes, tant de la part d’élèves qui ne perçoivent pas le problème dans un texte perçu comme violent par l’enseignant ou l’enseignante que de ceux qui peuvent estimer que le personnage l’a « bien cherché ». Cela nécessite de s’interroger sur la place qu’on laisse aux interprétations divergentes ou choquantes. Sur des sujets comme celui des violences sexistes et sexuelles, c’est un véritable exercice de pensée critique et de démocratie, pour les élèves comme les enseignants et enseignantes.

Ces exercices permettent d’aborder des compétences transversales, comme la prise de parole, l’interprétation du texte et la prise de parole orale, qui sont des compétences essentielles en français. Par ailleurs, ces activités s’inscrivent également dans le cadre de l’éducation morale et civique, offrant un cadre propice pour travailler sur des stéréotypes de genre. Par exemple, il est facile de réduire les auteurs des siècles passés à des représentants de la culture du viol, mais il est crucial de comprendre que cette culture est omniprésente, tant dans le passé qu’aujourd’hui, et qu’elle se retrouve dans de nombreuses productions culturelles que les élèves consomment.

Il me semble que les jeunes d’aujourd’hui, en particulier les lycéennes et étudiantes, sont de plus en plus sensibilisés aux termes comme « consentement », des mots qui n’étaient pas présents lors de ma propre scolarité. Cela montre que les mentalités évoluent, mais il reste nécessaire de continuer à poser des questions et à faire des comparaisons. Par exemple, comparer une scène de séduction ou de violence dans un texte du XIXe siècle avec une scène d’agression dans une série télévisée populaire. Dans ce contexte, l’agression est souvent esthétisée, perçue comme une forme d’amour ou de désir, véhiculant ainsi des modèles de masculinité toxique.

Enfin, les violences faites aux femmes et aux enfants sont aussi le produit d’un système patriarcal qui impose aux hommes, notamment les jeunes garçons, des normes sociales et sexuelles qui, loin de les rendre heureux, risquent de les enfermer dans une vision toxique de l’amour, du rapport à l’autre et de la sexualité. Déconstruire ces rôles de genre est donc un travail à mener des deux côtés, afin de libérer tous les individus des attentes sociales oppressives qui leur sont imposées.

L’affaire Mazan a ravivé les débats sur la culture du viol et a mis en lumière des lacunes majeures dans la sensibilisation et la prévention des violences sexuelles. Dans ce contexte, quel rôle attribuez-vous à la littérature ? Peut-elle véritablement agir comme un levier pour questionner la culture du viol et transformer les consciences, ou ses limites la cantonnent-elles à une réflexion symbolique sans impact concret ?

Anne-Claire MARPEAU : C’est encore une excellente question. Le rôle de la littérature dépend en grande partie de ce que l’on entend par « littérature ». Dans le cadre scolaire, la littérature fait partie du programme de français, une discipline clé qui, avec les mathématiques, est l’une des plus enseignées dans le système éducatif (en moyenne cinq heures par semaine au secondaire). À ce titre, elle joue un rôle fondamental. La lecture de textes littéraires commence dès le plus jeune âge en France, ce qui confère à la littérature un rôle majeur. C’est pourquoi la sensibilisation des enseignants et enseignantes à ces questions, notamment celles liées aux violences sexuelles, est cruciale.

Il est vrai qu’on pourrait penser que la littérature n’a qu’un rôle symbolique, mais je crois fermement qu’elle a toujours eu une vocation sociale. Elle est, en un sens, un moyen d’apprendre à bien vivre. Bien vivre avec soi-même, se découvrir, s’émanciper, et aussi bien vivre avec les autres. Bien vivre, c’est aussi apprendre à entretenir des relations respectueuses, basées sur l’écoute et le soin. Ce n’est pas une démarche religieuse, bien sûr, mais plus une éthique du soin, une pensée féministe qui réfléchit à la manière dont les relations peuvent être transformées par une attention et des pratiques respectueuses d’autrui, des pratiques attentives aux relations de domination et à leurs effets.

Je crois que la littérature, en raison de sa nature même, est un outil puissant pour ouvrir des perspectives, y compris celles des autres. Elle permet de pénétrer dans l’intimité d’un personnage, de comprendre son point de vue, même si on ne l’adopte pas nécessairement. Ce processus nous aide à sortir de nous-mêmes pour penser l’autre, à comprendre comment nos expériences peuvent résonner chez quelqu’un d’autre. C’est là que réside la puissance de la littérature : elle est capable de multiplier les points de vue et de nous faire éprouver d’autres réalités, d’autres vécus. La littérature possède une dimension éthique et poétique. Ce qui lui confère une force particulière, c’est son langage. Ce langage n’est pas simplement communicatif, il est esthétique, il est poétique.

C’est cette beauté qui permet de faire entendre certaines vérités, de toucher des aspects de la réalité que les mots seuls pourraient rendre trop abstraits. […] La littérature nous offre l’opportunité de faire l’expérience de vies différentes, d’explorer l’altérité, tout cela à travers le prisme du langage. Or, le langage n’est pas seulement le véhicule de la pensée, il en est aussi le médium par excellence. C’est un outil formidable, car il nous permet de penser autrement et de comprendre le monde sous des angles nouveaux.

Par exemple, un roman comme Chienne de Marie-Pierre Lafontaine, qui raconte l’inceste qu’elle a subi, déploie une violence dans son écriture même. La brièveté des phrases, leur intensité, donnent une puissance particulière à ce témoignage. C’est cette force de l’écriture, cette beauté même dans la violence, qui permet au lecteur de percevoir ce qui se joue dans l’expérience de l’autre.

Je pense que la littérature nous offre l’opportunité de faire l’expérience de vies différentes, d’explorer l’altérité, tout cela à travers le prisme du langage. Or, le langage n’est pas seulement le véhicule de la pensée, il en est aussi le médium par excellence. C’est un outil formidable, car il nous permet de penser autrement et de comprendre le monde sous des angles nouveaux.

Aujourd’hui, je crois que nous aurions beaucoup à gagner à travailler la littérature en lien avec l’écriture, notamment l’écriture créative. En effet, lire des textes est une chose, mais lire pour apprendre à écrire en est une autre. Lorsque l’on lit des œuvres pour s’en inspirer et comprendre ce que la littérature accomplit, on prend conscience de l’importance de la forme, de la manière dont les choses sont dites. Ce choix de forme influence, voire modifie, le message que l’on veut transmettre. En comprenant cela, on commence à saisir le véritable pouvoir de l’écriture et de la littérature.

Ce pouvoir ne réside pas seulement dans la capacité à recevoir et percevoir l’expérience d’autrui, mais aussi dans celle de transmettre notre propre expérience. À cet égard, je suis convaincue que le lien entre lecture et écriture, entre lire pour écrire et écrire pour lire, est fondamental. Il est essentiel, et il me semble que nous gagnerions à le développer davantage, tant dans l’enseignement que dans la recherche.

Si vous deviez recommander trois textes littéraires qui permet de mieux comprendre les violences sexuelles et leurs conséquences, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Anne-Claire MARPEAU : Le premier livre qui me vient à l’esprit, et cela parce que je viens tout juste de le lire, est Triste Tigre de Neige Sinno. Ce texte aborde l’inceste qu’elle a subi de la part de son beau-père. Il est d’une grande richesse, car l’auteure, forte de sa propre formation littéraire, réfléchit à la manière dont la littérature ne l’a pas sauvée, tout en lui offrant l’opportunité de penser et de partager son expérience. Ce texte me semble fondamental pour aborder la question du viol et de l’inceste.

Le deuxième livre auquel je pense est Mémoire de fille d’Annie Ernaux. Le style d’Ernaux, qui refuse le lyrisme et la métaphore, est d’une puissance particulière pour décrire ce qui se passe. Elle nous livre un récit brut, presque clinique, qui oblige le lecteur à interroger ce qui se cache derrière ce qui semble anodin. Ce qui rend ce livre d’autant plus intéressant, c’est le parcours de l’autrice, qui a mis des années à reconnaître que ce qu’elle avait vécu était un viol. Après le mouvement #MeToo, elle a finalement choisi de nommer les choses et de s’emparer du mot « viol ». Je trouve cela d’une grande audace et très courageux. Ce processus, ainsi que l’évolution du regard que nous portons aujourd’hui sur les violences sexuelles, même à travers des récits personnels, montre combien notre lecture des textes, influencée par la société et les mouvements sociaux contemporains, peut en modifier la compréhension.

On finit la sélection avec un classique, peut-être ? 

Anne-Claire MARPEAU : Je pourrais citer Les Métamorphoses d’Ovide. C’est d’abord une œuvre qui permet de penser la récurrence et la banalisation de la culture du viol dans la culture occidentale, tant les viols sont nombreux dans ces récits mythologiques. Mais je pense aussi à la question de la métamorphose et de ce qu’elle symbolise, par exemple dans l’histoire de Daphné et Apollon. Ce texte illustre parfaitement les conséquences physiques du traumatisme, avec la transformation de Daphné en laurier, un processus symbolisant comment le traumatisme s’ancre profondément dans le corps. Ce qui est fascinant, c’est l’image de l’arbre et de la forêt, souvent utilisée pour évoquer la résilience, dans son sens psychologique. Ce concept de guérison à travers le retour à la nature, au vivant, réapparaît fréquemment, notamment en littérature de jeunesse. De nombreux personnages, en particulier des enfants, se transforment, se réfugient dans la forêt, ou prennent la forme d’arbres pour symboliser un processus de guérison. C’est une métaphore puissante, qui permet de visualiser ce cheminement vers la guérison. Donc, oui, Les Métamorphoses, c’est un texte vraiment riche à cet égard. 

En tant que chercheuse, mais aussi en tant que lectrice, que retenez-vous personnellement de votre exploration littéraire et scientifique des violences sexuelles ?

Anne-Claire MARPEAU : Ce que je retiens de mon exploration littéraire et scientifique des violences sexuelles, c’est avant tout leur caractère profondément endémique et omniprésent. Au fur et à mesure de mes lectures et recherches, cette violence m’apparaît de plus en plus évidente. Parfois, cela me gêne lorsque je lis un texte ou que je visionne un film, car je repère des formes de violences que je n’aurais pas remarquées auparavant. Cette prise de conscience souligne la manière dont cette réalité est inscrite partout, souvent de manière subtile et insidieuse.

Cela dit, il y a aussi un sentiment d’espoir qui émerge. Peut-être est-ce dû au fait que je travaille avec des collègues également passionnés et engagés dans ce domaine, mais il me semble que nous avons, en tant que chercheurs et chercheuses, une réelle possibilité de contribuer activement. Bien sûr, la littérature ne doit pas seulement être utile, mais il est incontestable qu’elle peut aussi jouer un rôle social et humain. À travers mes recherches, je me sens en parfaite adéquation avec ce que je fais. Je me sens à ma place.

Bien sûr, c’est un chemin ardu, et il reste encore de nombreuses questions, notamment concernant l’accompagnement des chercheurs et chercheuses qui se consacrent à ces problématiques. Pourtant, malgré la difficulté, il y a un apaisement à savoir que notre travail peut servir, ou du moins qu’il doit désormais s’inscrire dans cette mission.

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