Philippe Rousselot, chef opérateur oscarisé pour Et au milieu coule une rivière, explore une nouvelle dimension de son talent avec la sortie de Monologues (Éditions du 81). Ce recueil de onze nouvelles marque un tournant dans le parcours d’un artiste qui, après avoir magnifiquement éclairé le cinéma mondial, s’aventure désormais dans l’univers fascinant de la littérature. CaféLitté a eu le privilège de rencontrer Philippe Rousselot pour évoquer cette nouvelle étape, où ses réflexions poétiques et visuelles se rencontrent sur la page.
Philippe Rousselot, vous êtes un chef opérateur de renommée internationale. Après avoir publié un témoignage sur votre carrière, vous vous êtes orienté vers une écriture plus littéraire. Qu’est-ce qui vous a conduit à passer de l’image à l’écrit, et comment cette transition s’est-elle déroulée pour vous ? Quel rôle la littérature occupe-t-elle dans votre vie, qu’elle soit professionnelle ou personnelle ?
Philippe Rousselot : La littérature a toujours été présente dans ma vie. J’ai grandi entouré de livres, et j’ai commencé à lire très tôt, énormément. Je crois même ne pas avoir passé une seule journée sans lire quelque chose. Cela fait partie de moi.
Dans ma vie professionnelle de chef opérateur, la littérature a une place différente, plus fonctionnelle. Lire un scénario, bien sûr, est essentiel. Parfois, cela implique aussi de lire des ouvrages liés au sujet du film. Par exemple, lorsqu’il s’agit d’un film d’époque, je me documente pour éviter les erreurs ou les anachronismes. Cela dit, la lecture reste plus utilitaire dans ce contexte. En revanche, sur le plan personnel, lire est vital.
Concernant l’écriture de fiction, c’est presque arrivé par accident. Écrire n’est pas une nouveauté pour moi : j’ai toujours écrit, de manière intime et sans ambition de publication. Après mon livre sur le cinéma, la maison d’édition m’a proposé de me lancer dans la fiction. Cette proposition a réveillé quelque chose en moi, une envie d’explorer cet autre terrain. Je m’y suis essayé, et j’y ai pris un plaisir immense.
Qu’est-ce qui a déclenché l’idée de Monologues ? Pourquoi avez-vous choisi la forme de la nouvelle, qui est une forme littéraire assez risquée en raison de ses contraintes et de la densité narrative ?
Philippe Rousselot : C’était une évolution naturelle, mais ce n’était pas une décision consciente. Après deux ou trois textes, je me suis dit : « Je vais continuer comme ça. » Ce qui m’aide beaucoup, c’est justement de ne pas savoir à l’avance quelle sera la longueur d’un texte. Si je devais écrire avec une contrainte, je pense que cela me bloquerait. Je devrais peut-être essayer un jour, mais je doute d’y parvenir.
Même pour mon roman précédent, L’Élévation de Marie-Ange, j’ai simplement commencé par une phrase. Cette phrase en a appelé d’autres, et petit à petit, des idées que j’avais en tête ou des fragments de phrases que je portais depuis un moment se sont glissés dans le texte. Sans plan, sans cadre précis. Le roman s’est terminé naturellement, avec environ 120 pages. Mais au début, je n’avais aucune idée de sa longueur : ça aurait pu être 15 pages, 40, ou même s’étendre sur 17 volumes.

Philippe Rousselot © Archives personnelles
Dans Monologues, quel rôle jouent les dessins qui accompagnent les textes ?
Philippe Rousselot : Les dessins dans Monologues ne sont pas essentiels, mais ils sont une forme de plaisir personnel. Le texte m’a simplement permis de dessiner, sans grande réflexion sur leur utilité. C’était une opportunité que je me suis offerte, un acte égoïste, mais qui m’a fait plaisir.
Les dessins ne sont pas indispensables, mais ils apportent une dimension agréable. L’idée, c’est de ne pas chercher à imposer une opinion sur leur présence.
Votre narrateur semble en retrait du monde tout en l’observant intensément. Ce regard particulier est-il une manière de poser un parallèle avec votre rôle de chef opérateur, constamment derrière la caméra mais essentiel à la narration ou bien je me trompe dans cette interprétation ?
Philippe Rousselot : Vous avez peut-être raison. En tant que chef opérateur, on est un peu voyeur, mais d’une manière non perverse, bien sûr. On regarde, on observe. Écrire, c’est aussi cette attention à ce que les autres ne voient pas toujours. La littérature, la cinématographie, le dessin, et même la musique, bien que je ne sois pas musicien, sont pour moi des explorations d’un même univers. Ces domaines partagent des affinités, des liens invisibles, qu’on retrouve dans le regard, la peinture, et la photographie.
Dans l’une de vos nouvelles, vous évoquez que « les mots se font rares et ne se reconnaissent plus », un passage que l’on retrouve également en quatrième de couverture. Est-ce que c’est une réflexion personnelle sur votre propre rapport à l’écriture, ou une observation plus universelle sur l’évolution et la perte de sens des mots dans notre monde moderne ?
Philippe Rousselot : Je n’ai pas l’ambition de faire des déclarations universelles. Ce que je dis dans la nouvelle, c’est la voix du personnage, pas la mienne. À la fin, lorsqu’ils sont sur la plage et décident de ne plus bouger malgré la marée montante, c’est un geste d’abandon, presque suicidaire. À ce moment-là, à la veille de la mort, les mots perdent leur sens. Ils se bousculent, ils deviennent incompréhensibles, comme s’ils perdaient leurs repères. Ce n’est pas ce que je pense personnellement, mais plutôt ce que ressent le personnage.
Votre style est très poétique, vos nouvelles sont riches en procédés stylistiques tels que l’hyperbole, la répétition, les métaphores et l’antithèse. Vous réussissez véritablement à créer des tensions stylistiques qui semblent à la fois travaillées et naturelles. Ces choix stylistiques sont-ils le fruit d’une recherche consciente pendant l’écriture, ou naissent-ils plus spontanément, en fonction de l’évolution de vos narrateurs et de leurs réflexions ?
Philippe Rousselot : Je ne travaille pas un style particulier, mais je prends beaucoup de temps à retravailler mes textes, notamment pour leur rythme. C’est un peu comme de la musique. Les phrases résonnent dans ma tête, et si quelque chose ne va pas, c’est comme une fausse note. Pour moi, la langue est une mélodie, et la poésie, comme la musique, se marient souvent ensemble. Je peux écrire rapidement un premier jet, mais je passe beaucoup de temps à ajuster le rythme, les sonorités, jusqu’à ce que ça « sonne » bien. Je ne sais pas si le lecteur entend cette musique, mais pour moi, c’est fondamental. Par exemple, dans une de mes nouvelles, je n’utilise pas de ponctuation pour donner l’effet d’une déclamation continue, sans pause, comme une pièce musicale sans temps faible. C’est ce rythme-là que je cherche à capturer.
Vos nouvelles, bien que plongeant souvent dans des univers fictifs et déconnectés, résonnent pourtant profondément avec des réflexions sur notre réalité actuelle. Dans une nouvelle, Une brève histoire du XXIIe siècle, vous dépeignez la guerre comme un phénomène cyclique, sans cesse renouvelé, mais toujours identique dans son essence. En évoquant cette guerre « plus grasse, plus maquillée », vous semblez faire écho à la manière dont les conflits contemporains prennent des formes de plus en plus complexes et médiatisées. J’aimerais que l’on revienne sur cette nouvelle et que vous nous expliquiez comment cette vision de la guerre s’est imposée dans le cadre de votre récit.
Philippe Rousselot : J’ai écrit cette nouvelle avant les événements actuels, notamment la guerre à Gaza ou en Ukraine. Bien que les guerres ne manquent pas, je ne l’ai pas écrite en réaction à un conflit précis. Ce qui m’intéresse dans cette nouvelle, c’est la guerre elle-même, qui se répète sous différentes formes, mais reste toujours aussi tragique. Même si la situation à Gaza est terrible, ma réflexion porte sur la guerre en général, cette violence cyclique. Je suis profondément pacifiste et je crois qu’il n’y a rien de pire que la guerre.
Maintenant que vous avez exploré plusieurs formes littéraires, avez-vous une préférence entre le roman, la nouvelle, et le témoignage ? Pourquoi ?
Philippe Rousselot : Je n’ai pas de préférence. Le roman, la nouvelle, le témoignage… tout est difficile. Ce qui m’effraie, c’est de savoir ce que je vais raconter. Le travail laborieux ne me dérange pas. Au contraire, retravailler un texte, corriger, réécrire, c’est passionnant. Mais une fois le sujet trouvé, je panique : qui cela va-t-il intéresser ? Ensuite, je relis d’autres auteurs, et cela me redonne courage. Ce va-et-vient entre ce que les autres ont fait et ce que je fais m’aide à avancer. Bien sûr, certains auteurs m’ont marqué. Je pense à Flaubert, Dostoevsky, Maupassant, et à des écrivains plus modernes comme Krasznahorkai, Calvino. Ces auteurs m’ont impressionné, et en les lisant, j’ai eu envie d’écrire. Mais il ne s’agit pas de les imiter, simplement de m’inspirer de ce que j’ai trouvé chez eux. La littérature, comme la peinture, c’est une immense richesse à laquelle on appartient tous à notre manière.
Pour résumer, selon vous, quelle est, au fond, la fonction de la littérature ?
Philippe Rousselot : Nourrir les écrivains. (rire)
Quelle est la fonction de la littérature ? Un peu comme la musique ou le cinéma, on pourrait se poser la question : à quoi ça sert vraiment ? Pourtant, si on essaie d’imaginer un monde sans littérature, sans musique, sans cinéma… personnellement, je ne tiendrais pas. C’est presque inimaginable.
Je me souviens d’avoir passé plusieurs mois dans des villes aux États-Unis où il n’y avait pas de librairies. Bien sûr, il y avait des livres, mais l’absence de cet endroit où on peut flâner, toucher les couvertures, hésiter entre deux titres, c’était un vrai manque. La littérature, je ne sais pas si elle « sert » à quelque chose dans le sens utilitaire, mais elle est essentielle. Pour moi, elle sert à survivre.
Quand les choses vont mal, quand le monde est dur, la littérature est là. Il y a des exemples poignants : des prisonniers qui, dans des conditions terribles, survivaient en se récitant des poèmes appris par cœur. Ces mots-là, ces histoires, elles aident à tenir debout, à trouver un peu de lumière. Alors, oui, la littérature, c’est ça : une façon de rester vivant, même dans l’obscurité.