L’ami arménien d’Andreï Makine offre un regard profond sur le génocide arménien à travers l’amitié adolescente et l’exil. Entre l’ombre des tragédies passées et la lumière des relations humaines, découvrons comment Makine tisse une toile narrative complexe, éclairant les recoins les plus sombres de l’histoire tout en questionnant notre compréhension du temps et de la mémoire.
À l’aube du XXe siècle, les atrocités commises par les Jeunes-Turcs à l’encontre de la population arménienne de l’Empire Ottoman atteignent leur paroxysme en 1915, déclenchant l’une des tragédies les plus sombres de l’histoire humaine. Près de 1,5 million d’Arméniens sont victimes de massacres, de déportations forcées et de conversions à l’islam, tandis que d’autres cherchent refuge à l’étranger. Ce crime contre l’humanité, nommé génocide par Raphaël Lemkin trois décennies plus tard dans son ouvrage Axis Rule in Occupied Europe, demeure un chapitre indélébile de la conscience collective mondiale.
Cette crise humanitaire trouve un grand retentissement dans la littérature francophone. L’un des romans les plus récents revenant sur ce génocide est L’ami arménien d’Andreï Makine. Hasard ou pas, ce livre paraît en 2021, un an après la guerre au Haut-Karabagh, en plein déchaînement de la haine azéro-turque envers les Arméniens.
A travers l’histoire d’une amitié adolescente, Makine révèle dans ce roman la crise d’une communauté arménienne en exil, qui finit par envahir sa vie. Le narrateur, pensionnaire d’un orphelinat en Sibérie à l’époque de l’empire soviétique finissant prend la défense de Vardan, un garçon du même âge que lui. Il accompagne chez lui son ami, dans le quartier dit du « Bout du diable » peuplé d’anciens prisonniers « qui n’ont pour biographie que la géographie de leurs errances ». Le narrateur est accueilli là par une petite communauté de familles arméniennes venues soutenir leurs proches transférés et emprisonnés en Sibérie, à 5 000 kilomètres de leur pays natal, en attente de jugement pour « subversion séparatiste et complot anti-soviétique » ( pour avoir créé une organisation clandestine se battant pour l’indépendance de l’Arménie). C’est dans ce petit « royaume d’Arménie » miniature que le narrateur dévoile l’histoire sombre et triste du passé d’un peuple, martyrisé par l’Histoire.
La Photographie Pour Raconter Le Génocide
La photographie établit des liens entre le présent et le passé, entre « ce qui a été » et « ce qui n’est plus ». Dans L’image photographique et l’oubli dans la création littéraire, Eric Dupont écrit : « […] La photographie a le pouvoir de l’évidence et de la preuve et semble, contrairement à l’écriture, ne pas avoir à justifier son authenticité par le serment de vérité et par une documentation solide 1». Cette fonction testimoniale de la photographie nourrit le désir du narrateur de « L’ami arménien » de retracer l’histoire de la petite communauté arménienne installée en Sibérie, dans un quartier baptisé « Le Bout du Diable ». Le narrateur la reconstruit à travers deux photographies qu’il découvre lors de sa première visite chez son ami Vardan, dans le « royaume d’Arménie » miniature, en laissant apparaître des lacunes. Le fait que ces photographies sont légendées contribue à souligner cette valeur documentaire :
« Et là, près du lit de Chamiram, ces deux clichés anciens, aux couleurs légèrement brunies, portant dans un coin le nom du photographe imprimé en russe et orné de jolis motifs fleuris. Deux portraits de famille2. […] Le nom du photographe, souligné par un faisceau de longues feuilles d’acanthe, surplombait la date : 1913. 3»
Cette identification que Makine apporte à la description de la photographie, la langue du légende, la date, les couleurs, la manière dont elle est ornée, souligne le rôle de témoin de la photographie. Ces informations peuvent, donc, aussi être perçus comme un soutien à la photographie dans l’objectif de la rendre signifiante. L’ekphrasis de deux photos se focalise beaucoup sur la position de chaque membre de famille face à l’objectif, mais aussi sur leur aspect physique ( habillement, apparence « bourgeoise »).
« […] Une huitaine de personnes, sur un cliché comme sur l’autre, étaient installées avec un soin professionnel dans une mise en scène de solennité statuaire, respectant un placement étudié, excluant toute frivolité et le moindre sourire. Les pères étaient reconnaissables à leur position centrale de patriarches, leur embonpoint et leur costume trois-pièces ponctué, sur la poitrine, par la brillance de la chaînette d’une montre. Ces chefs de famille trônaient, pesamment hiératiques, aux côtés de leurs épouses, ces belles brunes plantureuses, drapées de noir et ourlées de dentelles. Un jeune homme (un fils ? un cousin ?) restait debout, accoudé à une colonne judicieusement tronquée à la bonne hauteur. Des jeunes filles – répliques amincies de leurs mères – s’appuyaient sur le dossier des chaises où étaient assis leurs cadets. Et le fond du décor, rempli de guirlandes de rosiers et de pampres, s’élevait vers la silhouette d’un sommet étincelant de glace – le mont Ararat, bien naturellement.4» […]
« Et aussi cette petite, figée sur les genoux de sa mère et qui serrait son jouet – une poupée aux mains curieusement jointes, comme dans une prière à la fois fervente et appliquée..5.»
Mais encore :
« Une sensation de très grande stabilité se dégageait de ces portraits, l’évocation d’une époque où le fait de se faire photographier représentait un événement important et rare – le couronnement d’une étape biographique marquante, d’une réussite professionnelle patiemment édifiée, d’un bilan d’existence digne d’être conservé dans la mémoire des descendants. Tous les membres de ces deux familles manifestaient une parfaite assurance dans leur situation, laissant apparaître une position sociale suffisamment prospère, à en juger par leur habillement et leur apparence « bourgeoise » – me disais-je, ne sachant pas comment mieux définir cet alliage de la gravité des postures, de la qualité vestimentaire et de l’entière confiance en l’avenir…».
Ces ekphraseis de photographie sont le témoignage d’une « stabilité » qui sera bientôt effacée par les vicissitudes historiques. Dans son étude consacrée à l’écriture makinienne, Murielle Lucie Clément fait remarquer que l’ekphrasis est employé par Andreï Makine de façon récurrente pour éviter de longs développements narratifs. Elle distingue quatre fonctions que l’emploie des descriptions des photographies possède dans les romans de Makine : psychologique, rhétorique, structurale, ontologique. En l’occurrence, les photographies de deux familles arméniennes semblent englober ces quatre fonctions, évoquées par Murielle Lucie Clément. Fonction psychologique : ces portraits reflètent l’état d’esprit du jeune narrateur, ainsi que suscite sa curiosité de révéler « le temps que se dressait la frontière d’un passé interdit aux aveux 6». Ces portraits déclenchent également les pensées et les souvenirs des protagonistes.
« Chamiram suspendait sa narration, ses yeux retrouvaient les photos accrochées au mur. […] Je remarquai aussi qu’à ces moments-là, Vardan paraissait à la fois résigné, replié sur lui et, par intermittences, étonnamment vif, tendu, prêt à bondir, à agir…7».
Donc, dans la fonction psychologique, l’intérêt spécifique de l’ekphrasis de photographie est minime et entièrement soumis aux personnages. Fonction structurale : les photographies reviennent régulièrement tout au long de la narration et devient une mise en abyme du roman. Fonction rhétorique : elles accentuent les développements narratifs et permettent au narrateur de se découvrir à travers l’histoire d’un peuple martyrisé. Fonction ontologique : elles représentent les stéréotypes socio-culturels d’un peuple et d’une époque.
La description de la photographie dans « L’ami arménien » est riche en détails qui relèvent du quotidien et du banal. De premier regard, nous pouvons avoir l’impression qu’ils ne sont pas assez signifiants. Par contre, ce n’est qu’à travers ces détails, que le narrateur peut parvenir à se rattacher à la trace de l’histoire. Par exemple, la description de la petite fille, figée sur les genoux de sa mère qui serrait son jouet – « une poupée aux mains curieusement jointes, comme dans une prière à la fois fervente et appliquée…», est un élément important dans le récit des protagonistes sur lequel l’auteur attire l’attention du lecteur par l’explication inachevée de Vardan : « Elle l’a emportée dans le désert, cette poupée… C’est grâce à la poupée qu’on a pu l’identifier… Sinon… ». L’image de la poupée aux mains jointes, récurrente, devient presque un leitmotiv. Cette description revient plus tard, comme une référence, quand la narration de Chamiram prend un tournant inattendu.
« Certains sont enfermés dans des camps-mouroirs, d’autres, comme cette fillette qui serre toujours sa poupée, entament une marche exterminatrice à travers le désert. Les mercenaires recrutés parmi les criminels relâchés les poursuivent, dépouillent, violent, tuent. On saura identifier la fille de l’horloger grâce à ce jouet – une poupée aux mains jointes, exactement comme sur la photo, dans l’imitation involontaire d’une prière…8».
Dans un autre extrait, le narrateur évoque la poupée comme une tentative échouée de la lutte contre l’amnésie et de la conformité sociale. La poupée aux mains jointes suit donc le narrateur tout au long du roman comme un souvenir obsédant.
« Oui, il fallait savoir passer à autre chose, en oubliant cette poupée aux mains jointes, sur une vieille photo prise en Arménie, en 1913. 9»
La Représentation De l’Histoire et La Quête Identitaire
Ce n’est que dans la quatrième partie du roman que le lecteur découvre « la tragédie arménienne dont le narrateur n’avait pas vraiment choisi de partager la mémoire 10». Le narrateur est plongé dans le passé, dans le quotidien de deux familles arméniennes qui le regardaient de la surface des vieilles photos brunies. Ce qui nous frappe surtout, c’est que le roman est entièrement écrit au temps passé mais dès que le narrateur nous parle des massacres de deux familles arméniennes, brusquement le plan temporel change. C’est le présent qui succède.
« Les hommes sont abattus sur place, les enfants en bas âge embrochés sur des baïonnettes et jetés dans le jardin, leurs sœurs et frères – qui se cachent au milieu des rouleaux de tissu – attrapés et poignardés. Les femmes sont violées sur le même monceau d’étoffes, puis éventrées, défigurées. La tête coupée du chef de famille est posée sur la table du salon – le photographe de l’armée fait plusieurs clichés, prenant tout son temps, en vrai artiste, pour immortaliser les héros qui exhibent leur trophée et, sur leur poitrine, les décorations qui distinguent leurs exploits précédents. »
Ou encore :
« Un voyage d’une lenteur meurtrière – la moitié des passagers succombent, de soif, de faim, d’étouffement. Certains sont enfermés dans des camps-mouroirs, d’autres, comme cette fillette qui serre toujours sa poupée, entament une marche exterminatrice à travers le désert. Les mercenaires recrutés parmi les criminels relâchés les poursuivent, dépouillent, violent, tuent. »
Makine ne nous prévient pas, ne nous donne aucun signe de la transition de temps, soit la ponctuation, soit un mot ou une autre chose. Néanmoins, ce glissement temporel nous semble très naturel et fluide. Evidemment, il ne s’agit pas du moment présent. Ainsi, l’auteur nie le décalage du temps entre le « présent » et le « passé ». Les scènes de l’horreur sont très vives, certaines et fixes, et l’emploi du présent semble tout à fait légitime. On a l’impression que pour Makine, c’est aussi une manière de montrer que la crise du génocide est toujours là, présent, même en Sibérie, à 5000 kilomètres de l’Arménie, et que cette crise va au delà des victimes, au de la temporalité et de la spatialité.
Dans « Andreï Makine : l’identité problématique », Agata Sylwestrzak-Wszelaki fait remarquer que dans les romans d’Andreï Makine, les héros entreprennent une quête identitaire en se penchant sur leur origine ou sur l’histoire de leur vie. « Au cours de cette quête, ils puisent dans leur propre passé et celui de leurs familles, et, à partir de là, ils construisent leur propre récit ». 11Dans L’ami arménien une telle édification du récit identitaire passe par la remémoration du passé de Vardan et par la reconstruction du destin de ses ancêtres qui n’est pas directement accessible à la mémoire du narrateur. Certes, l’histoire racontée par Vardan ne concerne que le drame de deux familles arméniennes et la crise de cette communauté. Mais ce qui est important ici, c’est que le narrateur s’approprie le passé de ces deux familles, le rend sien, et s’y retrouve.
« Je restai un long moment sans bouger, ne ressentant aucune gêne à me taire, soudain grandi ou vieilli, ma jeune existence allongée démesurément avec toute la durée des vies détruites que je venais d’héberger dans ma mémoire et dont les effigies me fixaient, chacune à sa manière, à travers la surface brunie des deux photos. […] La distance qui me séparait de ma vie d’avant se mesura à ce détail : Chamiram revint apportant non pas sa cafetière d’argent mais une petite casserole en aluminium dont elle versa le contenu dans nos tasses. Et je ne fus même pas en état de noter ce changement. »
Comme ces deux extraits nous l’indiquent, l’histoire des familles arméniennes racontée par Vardan introduisent, d’une part une véritable dualité spatiale dans le roman et d’autre part, une dualité identitaire chez le narrateur. On retrouve ce sentiment de dualité clairement explicitée par les propos même du narrateur :
« […] Après ce qu’il m’avait raconté au sujet des deux photos des familles arméniennes, oui, après ce brusque mûrissement qui, en un sens, mettait un terme à la seule vie que j’avais connue jusque-là, j’étais tenté de retourner vers l’insouciance de mon âge d’adolescent, l’âge où l’on croit encore pouvoir débarquer sur une île au trésor. »
Conclusion
Dans L’ami arménien d’Andreï Makine, l’histoire du génocide des Arméniens est evoquée à travers la photographie : élément important de la représentation de la crise. Nous avons pu constater qu’elle participe pleinement à l’élaboration du décor romanesque, constituant de véritables ekphrasis et intervient aux moments clés du récit. Témoin par excellence, précise et fidèle à la réalité, elle possède un pouvoir d’attraction sur les personnages de L’ami arménien. Elle impressionne spontanément celui qui la regarde et établit un lien entre ce dernier et ce qui est représenté sur la photo. L’image la plus banale de deux familles arméniennes fascine le narrateur. Captivé par le passé et animé par la volonté de le restituer, il s’arrête pour l’observer. Dans L’ami arménien, les ekphraseis de photographie sont le témoignage d’une « stabilité » effacée par un génocide qui boulverse le narrateur.
Nous nous sommes également rendu compte que le narrateur de L’ami arménien entreprend une quête identitaire à travers la crise de l’autre. Au cours de cette quête, il découvre le passé des ancêtres de son ami arménien et, à partir de là, il construit son propre récit. Ainsi, le récit identitaire passe par la remémoration du passé de Vardan et par la reconstruction du destin de sa famille qui n’est pas directement accessible à la mémoire du narrateur.
La presente étude nous a permis de montrer que la crise du génocide ne s’arrête pas à la dernière victime. Elle est toujours là, présente, même en Sibérie, à 5000 kilomètres de l’Arménie. Cette crise va au-delà des victimes, au-delà des générations, au-delà de la temporalité et de la spatialité. Le narrateur, bien qu’il ne soit pas arménien, est profondément marqué par la violence de cette crise, qu’il s’approprie et rend sienne.
Références
- Eric Dupont, L’image photographique et l’oubli dans la création littéraire. L’exemple de Marguerite Duras et de Christophe Heine, Études littéraires, Dire l’indicible Une écriture moderne de la vision, 1996, Montréal, Université Laval, p. 55. ↩︎
- Andreï Makine, L’ami arménien, 2021, Paris, Editions Grasset, p.54. ↩︎
- Andreï Makine, L’ami arménien, 2021, Paris, Editions Grasset, p.54. ↩︎
- Andreï Makine, L’ami arménien, 2021, Paris, Editions Grasset, p.55. ↩︎
- Andreï Makine, L’ami arménien, 2021, Paris, Editions Grasset, p.57. ↩︎
- Andreï Makine, L’ami arménien, 2021, Paris, Editions Grasset, p.64. ↩︎
- Andreï Makine, L’ami arménien, 2021, Paris, Editions Grasset, p.64. ↩︎
- Andreï Makine, L’ami arménien, 2021, Paris, Editions Grasset, p 121. ↩︎
- Andreï Makine, L’ami arménien, 2021, Paris, Editions Grasset, p.195. ↩︎
- Andreï Makine, L’ami arménien, 2021, Paris, Editions Grasset, p.126. ↩︎
- Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine : l’identité problématique, 2010, Paris, L’Harmattan, p. 86. ↩︎