L՛Amour Dans La Littérature : De la Passion à la Destruction

L’Amour, ce sentiment éternel et universel, a inspiré des auteurs à travers les siècles, de Platon à Homère, en passant par Chrétien de Troyes et Sénèque. Ce dossier explore trois œuvres emblématiques pour révéler comment l’amour peut à la fois exalter et tourmenter les êtres humains. À travers Le Chevalier au Lion, Tristan et Yseut, et Médée, nous verrons comment la douceur de l’amour peut se transformer en une folie dévastatrice. Comme le disait Salvatore Adamo, « Il n’y a pas d’amour sans peine », et c’est cette dualité que nous examinons ici.

La Condition Des Personnages Avant La Rencontre Avec Amour :

Dans les deux œuvres du Moyen-Age, les personnages masculins sont des chevaliers qui vont être confrontés à leur destinée liée étroitement avec l’Amour. Tout d’abord, Yvain, fils du Roi Urien, est un chevalier possédant toutes les qualités qui lui sont attribuées. Il est talentueux dans le combat, fidèle à la cour du roi Arthur, preux, n’hésitant pas à venger l’honneur du chevalier Calogrenant, son cousin. Plus tard, il accepte par amitié ou par loyauté envers son ami le chevalier Gauvain de laisser son épouse durant un an pour participer à des tournois. « Avant tout, votre valeur doit augmenter. Rompez le frein et le licol// Primes en doit vostre pris croistre. Rompés le frain et le chavestre » (L-2499). « Comment ? serez-vous de ceux qui valent moins à cause de leurs femmes ? celui qui a pour amie ou pour épouse une belle dame doit s’améliorer// Comment ? Seroiz vos or de chix, che disoit mesire Gavains, Qui pour lor femmes valent mains ? Amender doit de bele dame qui l’a a amie ou a femme, Ne n’est puis drois que ele l’aint» (L-2484). Ces propos tenus par le chevalier Gauvain ont pour objectif de convaincre et persuader Yvain à quitter pour un temps son épouse afin d’augmenter sa valeur de chevalier. Nous notons donc ici le souci et l’obligation du chevalier du Moyen-âge à ne jamais être dans une forme de paresse et d’éloignement de ses devoirs. Yvain se doit d’être un homme d’action et de répondre aux attentes chevaleresques, surgit alors une obligation de choisir entre la chevalerie, les exploits et l’amour.

Ensuite, Tristan est issu d’une lignée royale comme Yvain. Il est le fils de Rivalin et de Blanchefleur, sœur du roi Marc. Il possède les mêmes attributs qu’Yvain découlant du code du héros chevalier. En effet, il est loyal, fidèle, dévoué, courageux… Il accomplit de nombreux exploits comme l’affrontement face au Morholt qui voulait annexer le royaume du roi Marc, son oncle. Il est si courageux que peu de gens cherchent à le quereller : « Les gens du pays de Cornouailles avaient peur de la forêt de Morroi, si bien que personne n’osait y entrer. Ils avaient une bonne raison d’avoir peur, car si Tristan avait pu les prendre, il les aurait pendus aux arbres » (p89 du roman de Béroul). Comme Yvain, il n’hésite pas à servir la bonne cause, du moins celle qui lui semble juste afin de protéger sa Dame. « Tristan, j’ose te donner ce conseil parce que tu ne risques pas de trouver un rival pour s’engager contre toi » (p111 du roman de Béroul). Aussi, il partit déguisé en marchand conquérir Yseut pour le roi Marc en tuant un dragon qui ravageait l’Irlande. Il est donc tout comme Yvain un héros.

Enfin, un point de vue féminin dans une œuvre antique, celle de Médée qui appartient à un autre univers et à une autre époque que celle de l’univers arthurien. La jeune femme est la fille d’Eétès, roi de Colchide et d’Idye, une Océanide, autrement dit une nymphe aquatique, créature mythologique. Le roi possède un trésor exceptionnel en la toison d’or, un artéfact magique qui assure la prospérité de son royaume, et d’ailleurs c’est pour cela que Jason la convoite. Dès son arrivée sur l’île, il défie le roi pour l’obtenir, cependant la jeune magicienne sait que le jeune homme ne pourra pas réussir les défis qui seront imposés par son père parce que ceux-ci sont enchantés, elle a utilisé sa magie pour protéger la toison d’Or. Ainsi, une ressemblance s’installe avec les personnages de Tristan et d’Yvain dans la mesure où elle fait preuve de fidélité, de loyauté et de détermination en son royaume.

Naissance De l’Amour

L’Amour se présente à Yvain sous la forme de Laudine. En effet, en allant venger son cousin Calogrenant qui avait été humilié par le chevalier de la fontaine, Yvain blesse mortellement cet adversaire et le poursuit jusqu’à son château où il est frappé par Amour en regardant seulement Laudine, la châtelaine, aux formes gracieuses « arriva une des plus belles dames qu’un homme terrestre ait jamais vue. D’une si belle chrétienne// vint une des plus beles dames c’onques veist riens terrienne » (L-146). Le narrateur insiste sur la qualité physique de la belle Laudine qui révèle un coup de foudre au premier regard. En effet Yvain n’a même pas conversé avec cette reine qu’il en est déjà amoureux : « Son ennemie lui enlève sont cœur […] l’Amour l’attaque si doucement qu’il le frappe dans le cœur en passant par les yeux//si douchement le requiert, que par les iex el cuer le fiert, et cist cols a plus grant duree » (L1368). L’Amour passe d’abord par le regard puis atteint le cœur. C’est pourquoi nous pourrions relever une intertextualité entre l’œuvre de Chrétien de Troyes et celle d’Ovide. En effet, l’auteur de l’Art d’aimer met en garde contre le pouvoir de ce premier regard dans les Remèdes à l’amour « un voisinage l’a perdu ; il n’a pu supporter la vue de sa maitresse rencontrée. Mal fermée, la cicatrice de son ancienne blessure s’est rouverte et mon art n’a pas eu d’effet// vulnus in antiquum rediit male firma cicatrix Successumque artes non habuere meae » (v-624). Amoureux et heureux, Yvain accepte pourtant la tentation offerte par Gauvain de partir guerroyer pendant un an, avec l’accord de sa jeune épousée. Hélas le chevalier au Lion pris par ses divertissement, et les tournois auprès de Messire Gauvin, en oublie sa promesse faite à son épouse : « il n’avait pas été à ce point envahi par une pensée comme par celle-ci, car il se rendait bien compte qu’il avait violé sa promesse et que la date limite était complètement passée. Il avait beaucoup de mal à retenir ses larmes// Ne fu tant de penser souspris com de chelui, quar bien savoit que couvant menti li avoit et trespassés estoit li termes. A grant paine tenoit ses lermes…» (L2704). Une première folie est celle de se séparer volontairement de son amour, et puis d’être envoûté par le Temps et de l’oublier. Au bout du délai offert, Laudine, par l’intermédiaire de sa confidente Lunette, se sépare définitivement de son nouveau mari. Ainsi, le fait de ne plus revoir la personne aimée lorsqu’une séparation est effectuée est une véritable torture et il convient de s’éloigner sans se retourner pour éviter un jeu du regard et de rouvrir la blessure amoureuse. Toutefois la plaie est bien ouverte, c’est l’expérience que va faire Yvain. Donc la vue joue un rôle important dans la conception de l’Amour pour ces deux auteurs. « Voilà la plaie qu’a reçue monseigneur Yvain et dont il ne guérira jamais, car Amour s’est voué complètement à lui// Chele playe a mesire Yvain dont il ne sera jammais sains » (L-1380). « Monseigneur Yvain est encore à la fenêtre d’où il la regarde ; Et plus il l’observe plus il l’aime et plus elle lui plait// Et Mesire Yvains est encor a la fenestre ou il l’esgarde ; et quand il plus s’en donne garde, plus l’aime et plus li abelist » (L-1420). L’image de Laudine hante Yvain, qui ne peut l’oublier. Nous pouvons noter que la romance d’Yvain et de Laudine est à la fois similaire à celle de Tristan et Yseut mais aussi dissemblable sur plusieurs plans.

Aussi, Tristan boit malencontreusement le philtre destiné à son oncle pour l’unir éternellement à Iseut. Les deux amants ingurgitent le breuvage et tombent éperdument amoureux l’un de l’autre sans le désirer initialement. D’ailleurs, les protagonistes se rendront compte que toute cette folie amoureuse est liée au philtre en s’adressant à Ogrin : « Mon père, je vous le dis, si elle m’aime en toute bonne foi, c’est qu’elle a une bonne raison, que vous ne savez pas ; car si elle m’aime, c’est sous l’effet d’un philtre[…] Mon père, au nom de Dieu tout puissant, il ne m’aime et moi je ne l’aime qu’à cause d’une boisson empoisonnée… » (page 80-81 du roman de Béroul). Nous constatons que la raison est aliénée pour chacun de ses personnages. Ils se retrouvent esclaves de la passion amoureuse. Il en est de même pour Yvain car même s’il ne boit pas de philtre, la raison se retrouve étrangère puisqu’après avoir été abandonné par Laudine, il erre nu dans les bois et se comporte comme un animal sauvage. En effet l’Amour d’Yvain « ne guérira jamais », les dégâts du temps n’altèreront point son amour pour Laudine.

Médée, en modèle féminin, agit de même que Tristan et Yvain. Rappelons qu’elle offre son aide à Jason afin de trouver la toison d’or uniquement par amour. Elle tue son demi-frère qu’elle détestait qu’elle découpe et jette ses morceaux pour ralentir l’armée de soldats et son père qui sera contraint de perdre du temps pour rassembler les morceaux de son fils préféré « ce cadavre lancé contre mon père, ce corps éparpillé dans la mer// funus ingestum patri sparsumque ponto corpus » (v-133). Cette action fort peu louable et tragique nécessite courage et détermination. L’action est toute aussi courageuse et folle qu’un chevalier comme Yvain ou Tristan tuant un dragon. Donc Médée s’inscrit dans la même logique qu’Yvain car le philtre qui lui fait perdre la raison n’est autre que le regard qu’elle pose sur Jason.

Aussi, nos trois protagonistes, lorsqu’ils entrent en contact avec la passion amoureuse, le désir de l’autre et que cette envie tend à une impossibilité d’être assouvie, leurs émotions les submergent et les amènent peu à peu sur le chemin de la folie.

Edmund Blair Leighton, Tristan et Iseut / 1902 / Technique : huile sur toile

La Folie Gagne Les Personnages

Le Personnage N’est Plus Ni Civilisé, Ni Un Modèle De Bravoure

Chez Yvain, le sentiment de culpabilité naît dès lors que Lunette le confronte à son déshonneur, il n’a pas tenu sa parole, le personnage est dorénavant dans l’impossibilité de revenir en arrière. Yvain commence à se rendre compte de l’erreur commise. De plus, ce sentiment de peine s’accompagnera du sentiment de honte à l’arrivée de la messagère de la reine au moment de la sentence : « Il était perfide, séducteur et voleur. Ce voleur a séduit ma dame, qui ne soupçonnait guère la moindre perfidie// S’estoit faus, soidoians et lerres. Ma dame a cist lerres souduite, qui n’estoit de nul mal requite » (L-2724). Nous pouvons noter qu’Yvain est ridiculisé devant toute la cour du roi Arthur. Son sujet de honte, son manquement à sa parole est révélé devant son roi et sa suite. Le chevalier qui se doit d’être fidèle à sa dame et de remplir ses fonctions ne sont pas respectées par Yvain. Celui-ci est ramené à un état de séducteur et voleur, il est donc discrédité. En raison de ce traumatisme et de cette sentence face aux évènements, Yvain perd la qualité de la parole : « Yvain ne peut lui répondre car le sens et la parole lui font défaut//Yvains respondre ne li puet, que sens et parole li faut » (L-2776).

Nous pouvons observer qu’Yvain ressent un choc psychologique l’empêchant de réagir et de répondre à la messagère, d’ailleurs la seule solution qui lui vient à l’esprit est celle de s’isoler de toutes les personnes qui étaient du même rang que lui. Il se rejette lui-même à cause de cette honte mais ne parvient pas à l’accepter. « Il marcha tant qu’il se trouva très loin des tentes et des pavillons. Alors il lui monte un tourbillon dans la tête, si puissant qu’il perd la raison ; puis il déchire ses vêtements et s’en dépouille //Et il va tant qu’il fu molt loing des tentes et des paveillons. Lors li monta .i. troubeillons el chief, si grant que il forsenne ; lors se desschire » (L-2804). Une fois Yvain seul dans la forêt, il devient alors possédé par une violence folle : « tant et si bien qu’il trouva à côté d’un parc un valet qui portait un arc et cinq flèches barbelées très aigues et très larges. Il eut suffisamment de raison pour ravir au valet son petit arc et les flèches qu’il tenait dans sa main //Tant qu’il trouva delés i parc un garchon qui portoit i arc et v saietes barbelees qui molt ierent trenchans et lees ; s’ot tant de sens que au garchon erraument toli son archon et les saietes qu’il tenoit » (L-2815).

Le chevalier qui se doit d’être protecteur envers le plus faible, preux et loyal s’attaque non pas à un individu de son rang mais à un simple valet pour lui voler son arc. Ici est décrite la perte de l’humanité et des codes qui régissent la chevalerie. Yvain devient donc une bête sauvage, en effet son adversaire n’oppose aucune résistance. La perte de l’humanité se dégrade au fil des pages pour le ramener à un état primitif, sauvage : « Cependant il ne se souvenait plus de quoi que ce fut qu’il ait pu faire il guette les bêtes dans le bois, il les tue, et puis il mange la venaison toute crue//Pour che mais ne li souvenoit de nule riens qu’il eust faite » (L-2822). Cette perte de l’humanité se caractérise, d’autre part, par le fait de ne pas cuire la nourriture qu’il mange. Il perd les caractéristiques de l’homme civilisé dans sa solitude. De plus, le don du souvenir, de la pensée, du remord qui caractérise l’humain s’effrite dans son esprit car il ne se rappelle plus les actes qu’il commet.

De la même façon, dans toutes les versions de Tristan et Iseut, Tristan qui sous l’effet du philtre délaisse les principes de la chevalerie en trahissant son oncle cherche sans cesse à revoir Iseut. Il n’accepte pas la décision prise par le roi Marc qui le bannit loin du royaume de Cornouailles. A L’inverse d’Yvain qui change d’identité par honte, Tristan se déguise en marchand ou en pèlerin (à noter que ces deux déguisements ne sont pas dégradants), en fou, en lépreux ou bien en fou du roi dans le but de revoir Yseut. « Je ne sais pas comment vous rencontrer ; c’est pour cela que j’éprouve une telle angoisse. Mais je vais essayer un stratagème pour voir s’il me réussira : Je me déguiserai en fou et feindrai la folie. N’est-ce pas subtil et très astucieux ? ». « Il voit un pêcheur qui se dirige vers lui. L’homme portait une gonnelle d’une étoffe bien velue […] Ami lui dit-il, échangeons nos habits. Tu auras les miens qui sont en bon état ». Paradoxalement changer d’identité est à la fois considéré comme un péché durant le Moyen-Age.

En effet, chacun se devait de porter le vêtement informant de son état et de son rang. S’habiller d’une manière plus pauvre ou plus riche qu’il n’était d’usage ou du milieu auquel on appartenait était un péché d’hubris ou « une marque de déchéance » comme le rapporte l’ouvrage « Parures d’Or et de Gemmes » de Valérie Gontero-Lauze. Donc Tristan et Yvain se retrouvent dans cette même unité et s’écartent du droit chemin. Le changement d’identité symbolise la non-acceptation de l’éloignement de l’être aimé et le résultat du traumatisme que provoque la folie amoureuse.

Dans le Tristan d’Oxford nous pouvons noter que Tristan simule la folie pour servir ses desseins à la différence d’Yvain qui est réellement fou « Li fols […] se fet ben tenir pur sot » (v373-374). Le Moyen-Age lui offre deux possibilités, soit il prétend être le « fol », c’est-à-dire un fou inspiré, soit le « dervé », un fou furieux bon à enfermer. Pour parvenir à ses fins, Tristan va revêtir le costume de ces deux fous à la foi. Tout d’abord, il adopte la gestuelle du forcené « Il fert ces k’il trove en sa veie , del deis desc’a l’us les cumveie, puis lur escrie : « Foles genz » » (v375-377), Tristan frappe les personnes présentes sur son chemin, les bouscule et leur crie dessus et après son récit recommence « Puis fert del pel envirun sei : « Tolez, fet il, de sur le rei ! A vos ostels tost en alez ! » v529-531.

A l’inverse, la folie de Médée est différente car elle est vengeresse. Après avoir été trahie et délaissée par Jason, elle se transforme en furie, une folie meurtrière. Alors que celleci lui fit promettre de l’épouser, la conduit à commettre des crimes, Médée tue sa rivale, son père et incendie le palais, mais sa vengeance va au-delà, elle veut faire souffrir Jason, et tue leurs deux fils. Lorsque Jason découvre la terrible scène, Médée, montée sur un char tiré par des dragons lui refuse le droit de toucher les cadavres de leurs enfants puis s’envole pour la terre d’Egée, roi d’Athènes, laissant Jason seul avec sa douleur.

Le Topos De l’Errance :

La forêt se situe souvent au cœur des mythes, le lieu inquiétant et l’endroit extérieur à la société. Dans nos trois œuvres nous pouvons observer que nos personnages se retrouvent dans la situation de l’errance. En effet, Yvain fuit dans la forêt lorsque Laudine décide de rompre avec lui « Et fuit par cans et par valees, si laisse ses gens esgarees//et s’enfuit par les champs et les vallées, laissant ses gens en plein désarroi » (L-2808). « Et tant conversa el boscage comme hom forsenés et sauvage//Il demeura si longtemps dans la forêt, comme un homme privé de raison » (L-2828). Yvain se retrouve donc dans ce cadre qui à l’époque est un lieu éloigné de la civilisation, un lieu dangereux qui n’est pas encore dompté par la main de l’Homme. Il en est de même pour Tristan et Yseut qui fuient dans la forêt afin d’échapper au roi Marc. Rappelons qu’ils vont passer des semaines entières dans la forêt au point qu’euxmêmes se mettent en communion avec ce lieu « c’est ainsi qu’ils vivent pendant longtemps au fond de la forêt, longtemps ils restent dans cette solitude » (p78) Iseut aura le corps amaigri quand le roi Marc les découvrira dans leur cabane. Ils sont devenus le contraire de la vie nobiliaire dans la forêt.

Médée ère d’un royaume à un autre. Elle est contrainte de fuir son propre royaume lorsqu’elle aide Jason dans son entreprise puis celui-ci la répudie pour épouser Créuse, fille de Créon. Furieuse, humiliée et bafouée par l’homme pour qui elle a fait tant de sacrifices. Elle se retrouve dans l’errance sans demeure. Enfin sa fin est une tragédie car elle est, rappelons-le, sur le char du roi Soleil qui est dans la mythologie un parent de Médée. Le dieu soleil sur son char permettait au jour de se lever, nous sommes donc dans un perpétuel changement et errance.

Charles André VanLoo, Mademoiselle Clairon en Médée, 1760.

En 1759, le philosophe Denis Diderot, accepte de collaborer à la Correspondance littéraire, la revue manuscrite de son ami Grimm. Cette revue est destinée à des personnalités éloignées du territoire français et qui ne peuvent se rendre au Salon Carré du Louvre où l’Académie Royale de peinture et de sculpture qui expose tous les deux ans le travail des académiciens, au cours d’une exposition gratuite. Au cours de sa 2ème visite au Salon, Diderot aperçoit le tableau de Carle Van Loo intitulé Mlle Clairon en Médée, qu’il renomme Jason et Médée.

Les personnages présents sont reconnaissables. Tout d’abord, à gauche, nous pouvonsobserver Médée qui est debout sur un char tiré par un dragon comme dans la version d’Euripide. Celle-ci regarde Jason de façon inexpressive. Elle tient dans sa main gauche un flambeau qu’elle dirige vers Jason pour l’empêcher d’approcher puis dans sa main droite tient un poignard. Ensuite, au premier plan, Jason arrive par la droite, il est en mouvement sa jambe gauche est en appui tandis que sa jambe droite est tendue, vers l’arrière, le talon est dissimulé par le bord du tableau. L’homme a ses deux mains posées sur son épée, la main droite sur la garde de l’arme prêt à dégainer. Son regard vide est dirigé vers Médée. Au centre du premier plan, git un des enfants, allongé sur le dos, vêtu de blanc, aucune trace de blessure n’est visible. Le second enfant est discernable en arrière-plan, aux pieds de Jason sur son côté droit, comme s’il dormait. Enfin, des personnages secondaires se tiennent à droite et derrière Jason, ce sont des soldats, l’un d’eux est peut-être Pollux, l’ami et confident de Jason. Un seul animal est présent, un dragon, il est difficilement identifiable, de couleur sombre, il occupe le premier-plan droit du tableau, pourtant indispensable pour l’identification du mythe. Le profane pourrait identifier la scène comme celle du massacre des innocents, dont Nicolas Poussin a peint une représentation. Notre peinture représente le dénouement de l’histoire amoureuse entre Médée et Jason. L’amour que celle-ci ressentait pour Jason s’est transformé en haine et en folie amoureuse.

Carle Van-Loo a donc choisi d’illustrer un drame familial. Même si la scène du meurtre n’est pas présente dans l’œuvre d’Euripide, puisque Médée tue en effet ses enfants en coulisses, le public n’assiste donc pas à l’infanticide, le peintre évoque la même scène : la confrontation entre Médée et Jason. Enfin, la magicienne est représentée sur un char tiré par des dragons comme dans la pièce d’Euripide. Selon Diderot ; cependant le peintre a choisi un instant fort, l’instant le plus pathétique de la tragédie, mais tout en respectant la règle classique de la bienséance. Ainsi le crime n’est pas commis sous les yeux des spectateurs, les enfants semblent endormis, seul le poignard évoque le meurtre mais aucune trace de sang n’est visible, si ce n’est une légère trace sur une marche. Le choix de cette scène est intéressant car le peintre peut y mettre tout son génie pour faire ressentir au public l’état émotionnel dans lequel se trouve Médée, un balancement entre la douleur d’avoir assassiné ses enfants et la joie machiavélique de torturer Jason. Un vrai combat intérieur doit s’inscrire sur le visage de Médée. Il en est de même pour Jason, lui aussi doit ressentir des émotions contradictoires, tout à la fois fou d’inquiétude pour ses enfants menacés par une femme qu’il sait être dangereuse, fou de rage parce que celle-civient d’assassiner sa nouvelle épouse et son beau-père mais surtout fou de douleur en découvrant la mort de ses fils.

Carle Vanloo offre une composition froide « on regarde, on est ébloui et l’on reste froid », Jason et Médée manquent de passions et de mouvements, ils sont figés dans deux espaces scéniques distincts. D’ailleurs, Jason et Médée sont diamétralement opposés dans la largeur du tableau mais aussi dans la diagonale, qui positionne une Médée en hauteur sur son char et un Jason en contrebas, deux instants séparés. Lorsque Jason est sur le point de dégainer son épée, son geste devient faux puisque Médée est hors d’atteinte. En 1757, la princesse Galitzine de Russie avait proposé à Mlle Clairon de se faire peindre à ses frais, Mlle Clairon était alors une comédienne célèbre de la Comédie-Française. Celle-ci choisit Carle Vanloo, premier peintre du roi Louis XV, pour réaliser son tableau, ainsi que la scène, la fin de Médée de Longepierre d’après Euripide dans laquelle elle avait triomphé. Ce tableau ne représente donc pas seulement la scène picturale d’une œuvre mythologique mais une scène théâtrale, celle de Mlle Clairon, « la plus grande tragédienne du temps » jouant la fuite de Médée après la mort de ses enfants.

Conclusion

Nous avons pu démontrer comment l’amour peut mener à la folie ravageuse chez nos personnages avec une place importante faite à la vue de l’être aimé et de la raison qui s’efface au fur et à mesure de l’encéphale. Qu’elle soit effacée par un philtre magique ou bien par une drogue du regard, le protagoniste perd le contrôle de lui-même et le recul nécessaire qui lui permettait d’occuper sa place dans sa société. La fidélité, la loyauté et la folie se retrouvent esclave de la passion amoureuse et ne répondent plus aux obligations imposées par les valeurs morales. Ensuite, nous avons pu nous interroger comment cette folie se caractérisait dans le cœur des personnages. Cette folie se définissait par des actions très périlleuses, voir inhumaines au sens moral.

Mais si la passion amoureuse est bien souvent idolâtrée au sens moderne et vue dans sa dimension positive louant les vertus de la passion amoureuse, prenant plaisir à témoigner « Je suis passionné d’automobile, passionné de danse » en prenant compte du Dictionnaire étymologique de la langue française d’Oscar Bloch et Walther von Wartburg. La passion remonte d’abord au sens de souffrance encore chez Montaigne en se référant à la souffrance du Christ. Ne devrions-nous pas nous en méfier grâce à mère Littérature qui nous donne sa morale et nous met en garde sur la passion et la folie qui gravitent autour de l’Amour ?


« L’amour est une chose intouchable, parce que c’est un sentiment qui peut tout se permettre, on peut tout faire avec quelqu’un que l’on aime, il n’y a pas de jugement de morale ni de valeur »

Jacque Higelin ( reportage INA 1992 )

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