La Littérature En Temps De Crise

Dans cet article, Vincent Faruggio explore comment la déshumanisation et la guerre sont représentées et critiquées à travers différentes formes artistiques. En analysant des œuvres littéraires comme Rhinocéros d’Eugène Ionesco et La Vague de Todd Strasser, il montre comment ces œuvres révèlent les mécanismes insidieux du totalitarisme et de la déshumanisation, illustrant leur résonance contemporaine avec des conflits récents. Faruggio met en lumière l’importance de la mémoire historique et artistique pour prévenir la récurrence de telles tragédies.

Introduction

La Guerre… Lorsque j’étais au collège ce mot me semblait dépassé, un triste souvenir de notre Histoire. Même si des conflits continuaient à se tenir dans le monde, l’Europe me semblait être un paradis dans lequel la guerre ne pouvait plus pénétrer comme le démon châtié par Dieu dans la Divine Comédie de Dante. L’éducation, le souvenir de l’Holocauste, les gueules cassées… Toutes ces traces et ces témoignages historiques me paraissaient appartenir à un monde où les gens n’avaient peut-être pas pesé le pour et le contre de « la guerre ». Tout avait été déclenché certainement comme une envie de toucher la flamme afin de savoir si celle-ci brûlait le doigt. La sensibilisation qui a été menée durant ce XXIème siècle par les enseignants d’histoire, de littérature mais aussi d’histoire de l’art nous ont invité à réfléchir sur la guerre et par le rappel des évènements du passé, éviter que ces démons ressurgissent et que les monuments aux morts au cœur de nos villes ne servent pas seulement de perchoir aux oiseaux.

Or, en l’année 2022 une guerre éclata. Non pas une guerre lointaine qui ne nécessitait pas de nous détourner de nos vies, de notre individualisme, de notre château où il fait bon vivre ; mais une guerre située seulement à quelques kilomètres : une guerre de territoire comme au siècle dernier avec des soldats à pied, des chars et des morts. La technologie et la science permettent de faire naitre des armes de plus en plus inhumaines, qui sont destinées à causer le plus de pertes et de douleurs. L’humain est déshumanisé, déchiqueté et tué.

En 1959, Eugène Ionesco publie la pièce de théâtre Rhinocéros, composée de trois actes en prose. Elle est considérée comme une œuvre emblématique du théâtre de l’absurde. La pièce traite d’une épidémie fictive se rependant dans une ville se nommant « rhinocérite ». Cette maladie cause l’effroi chez les habitants car elle les métamorphoses en rhinocéros. Cette métamorphose a pour but de montrer comment survient la montée du régime totalitarisme : la perte de la pensée individuelle au profit de la pensée collective. A travers chaque acte nous y voyons l’évolution de l’épidémie, qui ne cesse de grandir et de prendre de l’ampleur.

Dans cet article, nous mettrons en lien la déshumanisation de l’œuvre de Ionesco avec La Vague de Todd Strasser, un roman publié en 1981. Cette œuvre a pour mission de mettre en garde les risques du totalitarisme et de la mise en place d’une pensée unique et universelle. Cette expérience au sein d’un lycée rend encore plus moderne cette œuvre car elle est appliquée au sein d’un établissement et non d’un pays. Elle est appliquée à une période de l’histoire qui se veut en paix et éclairée par le souvenir des horreurs du passé. Or, la mise en place d’un microrégime totalitaire sera instaurée par le professeur.

En mêlant différentes formes artistiques, nous verrons comment cette déshumanisation est traitée par des écrivains et des peintres, et comment elle prend forme dans les prémices de la guerre avec une installation minutieuse et longuement préparée pour durer avec tout d’abord la foule et les effets de groupe, ensuite l’endoctrinement et la déshumanisation, puis enfin le paroxysme la guerre telle qu’elle est, violente, brutale et injuste.

L’Effet De Groupe : Un Point De Départ Avec Le Totalitarisme

D’une pensée/attitude singulière vers une pensée/attitude commune

La mise en place d’une pensée collective entraine les personnages dans une pensée unique, commune à tous. Ils deviennent un humain parmi la foule. En effet, dans La Vague et dans Rhinocéros, on retrouve le choix face à la transformation, quelle soit physique, c’est-à-dire celle en rhinocéros ou bien symbolique, qui est celle d’adopter une manière de se tenir et de s’habiller. Cette transformation est repoussée au
premier abord par de nombreux personnages, lorsque le professeur Ben Ross intervient dans la classe en décidant d’innover sa manière d’enseigner :

La Vague, Page 42, chapitre 5 : « Ben lui indiqua comment se positionner. Mets tes mains à plat sur tes hanches et force ta colonne à se redresser. Voilà, tu respires mieux, non ? Dans la classe, la majorité des élèves adopta la même position ». « Les rares qui rigolèrent n’en essayèrent pas moins d’améliorer leur posture »

Nous observons que malgré la réticence de quelques élèves tous se prêtent au jeu d’adopter la posture que le professeur impose à sa classe. Ils suivent l’effet de groupe :

La Vague, page 43 : « Robert, le cancre de la classe, leva les yeux vers son professeur et sourit, puis se concentra de nouveau sur sa position bien droite. Tout autour de lui, les autres essayèrent de l’imiter. »

Robert est décrit comme une personne peu intelligente, d’ailleurs ses parents lui ont fait faire des tests de QI. Or, dans cet extrait, toute la classe le regarde et s’en inspire, chose exceptionnelle jusqu’à présent car ils se moquaient de lui et il était le souffre-douleur de la classe.

Rhinocéros, p136 « Daisy : il a dit textuellement il faut suivre son temps »

Dans cet extrait de la pièce Rhinocéros, Daisy cite le personnage de Botard, qui décide de se changer également en rhinocéros, alors qu’il était opposé dans des passages antérieurs. Cette citation est symptomatique de ce qu’il se passe dans les premiers instants de ces deux oeuvre : l’installation de l’effet de groupe pour des finalités plus graves encore.

Nous pouvons analyser que l’effet de groupe appelé aussi l’effet « Janis » inventé par « Irving Janis (1918-1990) est utilisé pour contraindre des individus à se transformer dans leurs manières d’agir en laissant leur libre arbitre. En effet dans le livre d’Irving Janis, « Victims of Groupthink » celui-ci explique que l’effet de groupe influence les individus isolés cherchant à entrer en conformité avec leurs semblables.

Unis Face à l’Horreur : Des Robots En Marche Vers La Guerre

 © CC0 1.0

Dans cette étude sur le processus de déshumanisation, le tableau « La Guerre » du peintre allemand Otto Dix est essentiel. Il a été réalisé peu après la Première Guerre Mondiale, entre 1929 et 1932.

Cet artiste s’inspire de son expérience personnelle au cœur des tranchées afin de dépeindre les horreurs qu’il a vues. Par sa grandeur, ce tableau est destiné à impressionner. Ses dimensions sont 4.68×2.04m. Ce tableau s’inscrit dans le courant de la nouvelle objectivité qui est un mouvement développé en Allemagne entre 1918 et 1933 ; il succède à l’expressionnisme. La volonté de ce mouvement est de revenir au réel et de marquer émotionnellement de manière très forte celui qui regarde l’œuvre.

Le panneau de gauche représente le départ vers le front. On aperçoit l’horreur de la guerre au loin. La brume favorise l’ambiance lugubre et oppressante de la guerre qui les attend. Aussi, la présence du brouillard vient cacher les horreurs aux soldats se dirigent vers les tueries. Cependant, les soldats semblent déterminés à entrer dans ce brouillard épais qui cachent les massacres. Ils sont habillés de la même manière, même couleur, même casques, même chaussures. Ils semblent comme hypnotisés, marchant vers un seul but : la guerre. Dans « Imaginaires du brouillard » de Lionette Arnodin, celle-ci nous informe que très tôt le brouillard a été associé au diable. En effet si l’on s’intéresse à l’étymologie du mot brouillard celui-ci dérive de « brouiller » dérivé de « brouillas » qui signifie « faire des sorcelleries » au Moyen Age. C’est pourquoi, le choix artistique de représenter le brouillard permet à l’artiste d’instaurer une ambiance pour le spectateur mais aussi dans le tableau lui-même avec les protagonistes qui marchent doucement vers les maléfices et l’enfer.

Après l’Endoctrinement de Groupe, Vient La Déshumanisation

La transformation physique

Tout le long de la pièce de Rhinocéros, des individus se changent petit à petit en rhinocéros comme Madame Bœuf dès le début de l’oeuvre, qui décide de suivre son mari. Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, l’effet de foule pousse les individus à se suivre. Ici, nous constatons la description de la transformation de l’ami de Béranger :

Rhinocéros, Acte 2, tableau 2, page 100 : « Jean : Je me sentais mal à l’aise dans mes vêtements, maintenant mon pyjama aussi me gêne ». « Béranger : Ah ! mais, qu’est-ce qu’elle a votre peau ? Jean : Encore ma peau ? C’est ma peau, je ne la changerai certainement pas contre la vôtre. Béranger : On dirait du cuir. Jean : c’est plus solide. Je résiste aux intempéries. Béranger : vous êtes de plus en plus vert. »

Ionesco utilise l’art de la métamorphose afin de montrer comment la déshumanisation s’effectue. Durant la transformation menant à l’animal on y voit le personnage tout au long de la description agir avec un instinct et non avec sa pensée propre. Aussi, la perte de la parole en est le symbole « Brrr » page 102 , puis répété de manière plus présente au fur et à mesure de la transformation, caractérise la perte du libre arbitre au profit d’un esclavagisme dirigé par l’instinct. Nous notons à travers cet Acte II qui est très important, la peur de Béranger face à son ami changé.

En effet, il tente d’appeler un médecin, et demande de l’aide en souhaitant appelé la police. Il est le seul personnage réussissant à tenir tête à « la vague » déferlante de Rhinocéros. Aussi, on constate que malgré ses réticences envers le groupe de rhinocéros, devenir cet animal serait une possibilité :

Rhinocéros, Acte III, page 159 : « Béranger, se regardant toujours dans la glace : Ce n’est tout de meme pas si vilain que ça un homme. Et pourtant, je ne suis pas parmi les plus beaux ! ».

P161 : « oh ! comme je voudrais etre comme eux. Je n’ai pas de corne, hélas ! Que c’est laid, un front plat. Mes mains sont moites. Deviendront-elles rugueuses ? ».

En effet, Béranger est tenté de devenir rhinocéros lorsqu’il voit sa petite amie en devenir un. Rappelons qu’ils n’étaient plus que tous les deux à résister. Béranger tenait le coup mais lorsqu’il devient réellement seul, c’est là que le doute survient. Comme nous le savons, il décidera de rester le dernier humain et de résister.

La Mise En Place de Codes, de Comportements Inhumains et Violents

Dans l’œuvre de Todd Strasser, on découvre que la mise en place d’un code pour tous dont la manière de se tenir permettait un endoctrinement des étudiants afin de les rendre tous semblables.

Le fait de les rendre similaires les uns des autres les mènent à perdre également la raison.

On cite p94-95 : « Lorsque Laurie arriva dans la salle du journal le lendemain, elle trouva une enveloppe blanche sur le sol. Quelqu’un avait dû la glisser sous la porte. Laurie commença par lire le petit mot : A la fin du cours, alors qu’on venait de quitter la classe, un élève de terminale nous a arrêtés dans le couloir. Il nous demandait si nous voulions rejoindre la vague. Moi j’ai répondu que je n’étais pas intéressé. Là il s’est mis en colère. Il nous a prévenus que, bientôt, les membres de la Vague ne voudraient plus d’amis en dehors du mouvement. Il a même déclaré que je perdrais tous mes amis si je ne les rejoignais pas ».

Dans cet extrait nous commençons à voir la propagation au sein de l’établissement de la doctrine, la mise en place du rejet de l’autre et les menaces. Ionesco utilise la violence de l’animal pour montrer le danger du totalitarisme qui puis est le rhinocéros qui dans l’imaginaire collectif est un animal massif, violent avec des cornes tel un char d’assaut.

Tandis que dans La Vague nous retrouvons le comportement propre en chaque humain, la pulsion animale qui rappelle notre lien étroit avec le règne des mammifères même si la raison et la culture permettent de nous en différencier. Nous ne parlerons pas d’âme car cela relève du sacré et de la croyance de chacun. Cette perte d’humanité pour la droiture rigide, le contrôle des autres séduit des personnages.

Tous les personnages ne sont pas contraints de rejoindre l’inhumain, mais la manipulation est un art tenace et efficace. En effet, Robert, ce personnage qui comme nous le disions était mal perçu de la part de ses camarades de classe, va trouver un plaisir et une raison de se donner dans la vie grâce à cette cause qui le dépasse, il en ira même dans le roman à vouloir devenir le garde du corps du professeur. Cela signifie que cette perte d’humanité est à la fois dangereuse pour des individus obligés de suivre un mouvement, c’est-à-dire sous la contrainte mais aussi dangereuse pour des individus qui étaient mal considérés de la part de leurs semblables, les plus fragiles, qui sont capables d’être manipulés plus facilement.

Le Paroxysme de la Déshumanisation à travers le Tableau de « La Guerre » d’Otto Dix, 192910-1932

Ce tableau amène à réveiller les esprits et à faire rappeler les horreurs de la guerre. En effet, il présente toute la cruauté de la guerre et l’inhumanité qui s’y dégage, d’une part par la représentation des personnages et du décor, et d’autre part par le choix artistique et minutieux des couleurs utilisées afin de créer une ambiance. Le tableau du centre présente un amoncèlement de cadavres déchiquetés au sol, avec des corps criblés de balles. Le peintre réussit à nous choquer au moyen dans un premier temps de
la grandeur du tableau centrale, puis dans un second temps par ce qu’il représente de manière réaliste, sans filtre afin de témoigner de la réalité de la guerre sans atténuer ou masquer la vérité sur le champ de bataille.

Les corps des hommes sont déshumanisés, les couleurs chaudes comme le rouge ou l’orange sont utilisées au premier plan de la peinture remplissant une partie importante du tableau. Les corps n’ont pas de visage. On y voit seulement un homme vivant portant un masque à gaz témoignant de l’ambiance irrespirable de cette scène et témoignant de son anonymat, donc de son rôle à jouer dans cette guerre, celui d’être un soldat, sans identité, juste un soldat prêt à mourir

Conclusion

À travers ces trois oeuvres que sont Rhinocéros de Ionesco, La Vague de Strasser, et La Guerre d’Otto Dix, nous avons pu voir le processus de mise en place de la déshumanisation en temps de crise et/ou de guerre. En effet, la déshumanisation se construit progressivement tout d’abord par l’effet de groupe, puis par une pensée commune qui devient majoritaire, puis par un endoctrinement tellement profond que les hommes se déshumanisent eux-mêmes en agissant comme des machines.

Ces trois oeuvres d’époques différentes ont cernés la brutalité de la guerre et des conflits menés par le totalitarisme et ont créé des oeuvres marquantes pour les générations qui doivent comprendre la complexité de ce régime dans le mesure où l’envie de se transformer que se soit en rhinocéros ou l’envie de s’habiller d’une certaine façon peut peut être attirante, mais nous devons résister et rester le plus humain que possible.

« Je ne savais pas que c’était si simple de faire son devoir quand on est en danger »

Jean Moulin

Bibliographie

Eugène Ionesco, Rhinocéros, 1959
Todd Strasser, La Vague, 1981, Editeur Pocket, 224 pages
Otto Dix, La Guerre, peinture conservée à Dresde, 1929-1932
Lionnette Arnodin, Imaginaires du brouillard

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