Milan Kundera : Quête De Perfection Ou Mainmise Sur l’Edition ?

Le parcours éditorial des œuvres de Milan Kundera, notamment celui de La Plaisanterie, met en lumière le lien singulier qu’entretient l’écrivain franco-tchèque avec ses traducteurs et son éditeur. Cette attention méticuleuse portée à la réception de ses œuvres et au maintien de leur intégrité éditoriale a conduit Kundera à entreprendre la retraduction de certains de ses romans. S’agit-il d’une recherche inlassable de l’excellence ou d’une tentative de maintenir une emprise totale sur le processus éditorial ?

Le Grand Roman du Siècle

L’intérêt des éditeurs français ( surtout de Gallimard ) de traduire Kundera en France n’est pas un phénomène isolé. On constate la même tendance dans plusieurs pays européens. Elle s’inscrit dans le cadre de la réception de ce qu’on appelle la Nouvelle Vague de la littérature tchèque, sans oublier le contexte politique de la fin des années 60.

Dans A la recherche de Milan Kundera, Ariane Chemin écrit que Gallimard préparait la traduction de La Plaisanterie alors que le manuscrit tchèque était encore au bureau de la censure tchèque.  « A Paris, un des amis tchèques de Kundera, l’intellectuel Antonin Liehm, […], a confié le manuscrit à Aragon, membre du comité central du PCF. […] Aragon s’est engagé à fond auprès de ses amis Gallimard pour que le livre paraisse en français, et, avant même de le lire, a promis une préface ».1 La traduction française du roman était prévue pour l’automne 1968. Tout était prêt, y compris la préface. Mais dans la nuit du 20 au 21 août 1968, les troupes du pacte de Varsovie envahissent la République socialiste tchécoslovaque pour mettre fin au Printemps de Prague. Cet événement politico-historique pousse à Aragon et aux Éditions Gallimard de modifier la préface de La Plaisanterie en l’adaptant à l’actualité et en revenant sur l’intervention des chars russes, ce qui fait que La Plaisanterie va être perçu comme un témoignage sur la Tchécoslovaquie des années staliniennes et Kundera – un soldat monté sur un char. 2 Cela peut être interprété comme un geste à la fois politique, commercial et stratégique. Par sa préface, ( intitulée « Ce roman que je tiens pour une œuvre majeure », œuvre désignée ensuite dans le texte comme « l’un des plus grands romans de ce siècle »), Aragon voulait exprimer sa colère devant la destruction du processus de démocratisation et soutenir les écrivains et les intellectuels du monde communiste. C’était aussi très bénéfique pour la maison d’édition, ayant pour vocation de sauver le manuscrit3, de publier la traduction française du soldat monté sur un char,4 étant donné le contexte géopolitique. 

On a l’impression que l’annonce de la parution de La Plaisanterie dans la presse française détermine par avance l’attente des lecteurs. Dans Comment devient-on Kundera ? Martin Rizek fait remarquer que Le Monde annonce la publication de la traduction française de La Plaisanterie dès la fin août dans la rubrique littérature étrangère à la fin du paragraphe réservé à la littérature russe : 

La littérature tcheque enfin, au premier plan de l’actualité, est représentée par Kundera, avec la Plaisanterie ( Gallimard ).5

Deux mois après, la sortie du livre est signalée en ces termes :

MILAN KUNDERA – La Plaisanterie. Un roman-témoignage sur la Tchécoslovaquie des années staliniennes. Préface d’Aragon. ( Gallimard, traduit du tcheque par Marcel Aymonin, 345 p., 23 F.)6

Comme Martin Rizek le constate, avant même la sortie du livre, le public est clairement orienté par l’éditeur vers une lecture politique et réductrice d’un document venu d’un pays dominé par l’Union soviétique : « […] Le roman de Kundera, plus que tous les documents politiques imaginables et inimaginables, éclaire la situation qui s’est en près de vingt ans créée, et à la vraie tragédie de quoi nous assistons aujourd’hui, ce n’est pas une assertion à la légère, une vue subjective due à l’obsession que la tragédie fait passer sur nous », écrit Aragon dans la préface de La Plaisanterie ( 1968 ). Par la préface d’Aragon, l’éditeur met donc l’accent sur la nature informative du roman, reliant le roman directement à l’actualité de l’Europe de l’Est. 

« […] Dans le le développement des faits, la lumière de La Plaisanterie m’expliquait l’inexplicable, et cela même dont le livre ne parle pas, et qui a envahi nos yeux et nos oreilles, dans les journaux, les radios. Il faut lire ce roman, il faut le croire. Il nous mène au bord de ce qui fut l’indicible là-bas. Et par un retour extraordinaire des choses, il n’aura pas eu besoin de dire l’indicible, puisque ce sont ceux-là mêmes qui craignaient plus que tout l’entendre, qui par leur folie auront donné à vingt années cette conclusion d’évidence, l’aveu de ce qu’ils auraient voulu cacher. Si bien que, lisant Kundera, nous en possédons le contexte. 7» , écrit Aragon dans la préface de La Plaisanterie. 

Ce qui nous frappe aussi, ce sont la notice bio-bibliographique et la quatrième de couverture de cette première édition. Dans la notice biographique de la première édition, Gallimard mentionne la première exclusion de Milan Kundera du parti communiste. Cette information donne au lecteur français la garantie de l’authenticité du témoignage et le dirige vers une lecture politique et bibliographique. « […] Retentissement politique, d’abord, en ce qu’il représente l’un des premiers signes de la grande désaffection prochaine de la gauche occidentale à l’égard de l’URSS ; mais retentissement littéraire, également, en ce qu’il propulse le roman de Kundera à l’avant-scène de l’actualité éditoriale et attire fortement sur lui l’attention de la critique et du public, déjà bombardés de dépêches et d’opinions sur les événements de Prague. Un rédacteur de la maison Gallimard, pour profiter de la vague, n’hésite pas, en quatrième de couverture, à présenter La Plaisanterie comme une sorte de manifeste commandé par l’urgence de la situation tchecoslovaque »8, explique le critique François Ricard.

Et voici la quatrième de couverture de La Plaisanterie. 

« La Plaisanterie est le premier roman de l’auteur. Le héros, Ludvik, étudiant en mathématiques et membre actif du parti communiste, préfère les plaisanteries aux femmes. En raison de son égoïsme, il n’apprécie que leurs aptitudes sexuelles. Lucie est la seule femme qui compte pour lui. […] Pour lui, elle est un mythe, une luciole dans la nuit de sa vie.

Alors que s’installent les années éprouvantes de l’époque stalinienne, une carte postale envoyée par plaisanterie provoque l’exclusion du jeune mathématicien de la Faculté et du Parti. Il est appelé “sous les drapeaux” et envoyé dans un corps disciplinaire d’ennemis du régime ou prétendus tels.

Grâce à l’évocation de ses souvenirs – entrecoupés d’innombrables réflexions – le lecteur et le témoin subjugué d’une lente maturation au cours de l’évolution des conditions politiques et sociales de la Tchécoslovaquie de 1948 à 1964 ».

Comme on peut le voir, cette description du livre met en avant sa valeur historique et documentaire. Aucun retour sur ses dimensions philosophique, métaphysique et universelle. La quête mémorielle de Ludvik ne sert qu’à reconstituer les processus politiques et sociaux  de la Tchécoslovaquie de 1948 à 1964. Cette description ne revient pas aux autres personnages importants du roman, comme Héléna qui incarne la multiplicité de points de vue, essentielle au roman. Sa relation avec Ludvik met en évidence les attitudes lyriques caractéristiques de la jeunesse, d’où le titre du roman qui n’est que la conséquence, très sérieuse, d’une plaisanterie. Donc, même sans lire la préface d’Aragon, le lecteur est clairement orienté par la dimension politique de La Plaisanterie.

Plusieurs critiques de l’époque soulignent que si La Plaisanterie avait été publié dans d’autres circonstances, elle aurait probablement été reçue, avant tout, comme un grand roman de l’amour charnel, une réflexion souvent profonde et originale sur la destinée humaine et ses données premières communes à tous les régimes, telle la jeunesse, le vieillissement, le déracinement, la vanité ou la nécessité de l’action. 

La préface d’Aragon fait connaître Kundera en France, puis dans le monde entier, en lui offrant un statut de grand écrivain. Cependant, Kundera décide de se libérer, dans les années plus tard, de cette fameuse préface en précisant que c’est aussi à cause de ce choix éditorial, qui lui a été imposé, que La Plaisanterie est reçue comme un roman politique, alors qu’il ne devait être que « roman et rien que roman ». Pour Kundera, la préface d’Aragon politisait trop son livre, alors qu’il cherchait à évacuer son passé comuniste. « Mon roman fut couvert d’éloges mais lu d’une façon unilatéralement politique. La faute en incombait aux circonstances historiques du moment (le roman a paru deux mois après l’invasion), à la préface d’Aragon (qui n’a parlé que de politique), à la prière d’insérer, à la traduction (qui ne pouvait qu’éclipser l’aspect artistique du roman), et aussi à la transformation de la critique littéraire occidentale en commentaire journalistique hâtif, assujetti à la dictature de l’actualité ». Il essaye de se défendre chaque fois quand l’occasion se présente. Dans un interview donnée à l’Express en 1968, Kundera déclare que son roman est avant tout un roman sur l’amour. « On aurait tort de faire de mon livre un pamphlet politique, idéologique. Pour moi, c’est d’abord un roman sur ce que devient l’amour dans une société déterminée par des conditions historiques sans précédent ».

Pour Milan Kundera, la préface d’Aragon n’est pas le seul problème dans la première traduction française de son roman. Plus tard, il découvre beaucoup de malentendus et de fautes dans cette première édition, ce qui lui pousse à revoir entièrement la traduction française. 

« Un jour, en 1979, Alain Finkielkraut m’a longuement interviewé pour le Corriere della Sera : « Votre style, fleuri et baroque dans La Plaisanterie, est devenu dépouillé et limpide dans vos livres suivants. Pourquoi ce changement ?

Quoi ? Mon style fleuri et baroque ? Ainsi ai-je lu pour la première fois la version française de La Plaisanterie. (Jusqu’alors je n’avais pas l’habitude de lire et de contrôler mes traductions ; aujourd’hui, hélas, je consacre à cette activité sisyphesque presque plus de temps qu’à l’écriture elle-même.)

Je fus stupéfait. Surtout à partir du deuxième quart, le traducteur […] n’a pas traduit le roman ; il l’a réécrit.

Il y a introduit une centaine (oui !) de métaphores embellissantes (chez moi : le ciel était bleu ; chez lui : sous un ciel de pervenche octobre hissait son pavois fastueux ; chez moi : les arbres étaient colorés ; chez lui : aux arbres foisonnait une polyphonie de tons ; chez moi : elle commença à battre l’air furieusement autour d’elle ; chez lui : ses poings se déchaînèrent en moulin à vent frénétique.

Oui, aujourd’hui encore, j’en suis malheureux. Penser que pendant douze ans, dans de nombreuses réimpressions, La Plaisanterie, s’exhibait en France dans cet affublement !…».

Comme on peut le constater, ce qui dérange Kundera le plus dans cette première édition, ce sont les incroyables libertés que Marcel Aymonin ( le traducteur ) a prises avec l’original. Lors des révisions de ses traductions, Kundera se concentre surtout sur deux domaines qui posent toujours un problème dans toutes les langues : la ponctuation et les répétitions. Les auteurs du Désaccord parfaits : la réception paradoxale de l’œuvre de Milan Kundera souligne que Kundera quitte même un jour un éditeur pour un simple point-virgule. La lecture de plusieurs romans de Kundera nous permet de comprendre que la ponctuation est très essentielle dans son œuvre puisqu’elle soutient le rythme, le phrasé et le style artistique. A travers la ponctuation, Kundera fait comprendre le caractère de l’état d’âme de ses personnages. Par exemple, dans La Plaisanterie, Ludvik se distingue par ses discours complexes, rationnels, bien organisés et argumentés. La ponctuation bien réfléchie reflète son esprit analytique. Helena est un personnage sentimental, émotionnel et lyrique. Ses phrases sont écliptiques, parcelées et mal organisées, ce qui doit également être évident dans la ponctuation. Quand on compare les deux éditions ( 1968 et 2011), on constate que Marcel Aymonin a préféré adapter le texte au lecteur français au lieu de respecter la ponctuation et rester proche à l’original. 

Ainsi, Kundera commence à retravailler lа traduction avec Claude Courtot. La nouvelle version paraît en 1980. Quatre ans plus tard, Kundera relit cette version révisée. « J’ai trouvé parfait tout ce que nous avions changé et corrigé. Mais, hélas, j’ai découvert combien d’affectations, de tournures tarabiscotées, d’inexactitudes, d’obscurités et d’outrances m’avaient échappé ! En effet, à l’époque, ma connaissance du français n’était pas assez subtile et Claude Courtot (qui ne connaît pas le tchèque) n’avait pu redresser le texte qu’aux endroits que je lui avais indiqués. Je viens donc de passer à nouveau quelques mois sur La Plaisanterie », raconte Kundera dans La Note de l’auteur de La Plaisanterie.

Fac-similé de la première édition de la traduction française de « La Plaisanterie » avec les         corrections de Milan Kundera ( Ariane Chemin, « A la recherche de Milan Kundera » ).

La Plaisanterie Dans Œuvre : Edition Définitive, Bibliothèque de la Pléiade

Le 24 mars 2011, la prestigieuse collection La Bibliothèque de la Pléiade des éditions Gallimard accueille 6 romans de Milan Kundera sous le titre Œuvre – édition définitive. Pour cette version définitive, Kundera élimine tous les argotismes, supprime toutes les notes du Marcel Aymonin, garde les répétitions et corrige la ponctuation du texte ( surtout celle des monologues de Helena ) que le traducteur avait entièrement adaptée au lecteur français.

Dans un entretien, portant sur l’entrée de Kundera à la Pléiade, François Ricard, critique littéraire et auteur de la préface de cette dernière édition, raconte le souhait de Kundera d’éditer une édition de lecture, et pas une édition critique.« […] Mais tout de même une édition de référence et définitive de l’œuvre de Kundera. Cette idée d’entreprise définitive me rendait d’ailleurs assez nerveux. Très tôt, nous avons donc convenu d’exclure toute chronologie de l’auteur, toute notes de bas de page, ou toute note de fin. J’ai seulement fait une petite notice et, par exemple, je n’ai pas repris mes postfaces destinées aux éditions de poche. Je ne fais pas d’interprétation dans ce volume Pléiade, mais une biographie de l’œuvre».

Dans la préface de cette édition définitive, François Ricard explique la signification de l’entrée de Kundera dans la Bibliothèque de la Pléiade. « […] Elle confirme l’importance que l’auteur attache à ce qu’on pourrait appeler l’existence française de son œuvre. Qu’il ait choisi de rassembler dans cette collection – et ainsi de parachever – l’ensemble de son Œuvre et d’en laisser publier ce qui devra etre considere desormais comme l’édition de référence, montre en effet que c’est bel et bien à travers notre langue, ou à partir d’elle, que passe pour lui l’accès à ce qu’il a toujours regardé, depuis ses débuts et jusqu’à aujourd’hui, comme l’horizon ultime de toute entreprise littéraire digne de ce nom : l’espace goetbéen de la littérature mondiale». Dans les pages suivantes, on trouve une Note sur l’édition dans laquelle François Ricard revient sur le contenu de l’édition et cite Kundera, afin de mieux expliquer les raisons de cette nouvelle édition. « […] Il existe deux conceptions de qui est œuvre. Ou bien on considère comme œuvre tout ce que l’auteur a écrit ; c’est de ce point de vue, par exemple, que sont souvent édités les écrivains dans la célèbre collection de la Pléiade : à savoir, avec tout : avec chaque lettre, chaque note de journal. Ou bien l’œuvre n’est que ce que l’auteur considère comme valable au moment du bilan. J’ai toujours été un partisan vaguement de cette deuxième conception. Je trouve immoral qu’un auteur offre aux lecteurs quelque chose que lui-même sait imparfait, quelque chose qui, à lui-même, n’apporte plus de plaisir. »

L’une des particularités de cette édition définitive, c’est qu’il n’y a pas de notes, rien que le texte «pur». Voici ce que Kundera explique dans une interview : « Je suis arrivée en France avec le destin dangereusement attractif pour les médias, d’un écrivain mis à l’index dans son pays d’origine. J’ai compris alors que ma biographie était susceptible d’écraser mes livres, d’en faire simplement son supplément ». Au lieu de la biographie de l’auteur, on retrouve une « Biographie de l’œuvre». Ainsi, la préface d’Aragon est remplacée par une postface de l’auteur, sous la plume du critique François Ricard qui retrace les chemins parcourus de ces livres, raconte l’histoire de leur publication, de leur diffusion et de leur réception. L’auteur y revient également sur les rapports de Kundera avec Aragon, les raisons de la nécessité d’une retraduction et la lecture trop unilatérale de La Plaisanterie

Pour l’entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade, c’est Milan Kundera qui pose ses conditions, et non pas la fameuse collection. « L’unique biographie autorisée est celle…de ses livres. Pas d’appareil critique ni de variantes, pas de chronologie non plus. Sur le dos et en page de couverture des deux volumes vert et or de la collection, le titre du recueil s’affiche au singulier : Œuvre et non Œuvres ou Œuvres complètes». Dans son entretien sur france culture, c’est ainsi que François Ricard répond à la question du journaliste concernant la négociation de ces choix allégés avec Gallimard. « Aucune négociation nécessaire avec Gallimard. D’abord du fait du poids de Kundera dans la maison d’édition, ensuite parce que c’est rare de pléiadiser un écrivain vivant. Mais surtout parce que j’ai découvert que la Bibliothèque de la Pléiade n’a pas toujours été aussi lourde ou aussi érudite ».

En France, après la parution de cette édition définitive, plusieurs critiques accusent Kundera d’avoir trop contrôlé la publication de son livre, contrairement à la tradition de la Pléiade, considérant que c’était une mauvaise idée de laisser ainsi un auteur aux manettes de sa propre édition. Même François Ricard ne nie pas l’implication fanatique de Kundera dans cette édition. « Je ne suis pas l’éditeur de cet ouvrage. C’est Kundera lui-même ! J’ai travaillé en secretaire. Même si cette vision de l’écrivain coupé de la vie et de l’histoire n’est pas très à la mode, il défend radicalement son droit d’auteur contre les universitaires, les kafkologues d’aujourd’hui, qui n’attendent même pas que l’auteur ait disparu pour s’emparer de son travail. »

Publier Une Retraduction : Option Editoriale

L’acte de retraduire ( une deuxième traduction ou traduction ultérieure d’un seul texte source vers une même langue cible ) est un phénomène très ancien et répandu dans l’espace littéraire européen. Dans Éditer et traduire, Roger Chartier désigne cette migration des œuvres entre les langues en utilisant l’expression mobilité des textes. Il fait remarquer que le processus de traduction ne se limite pas au passage des textes d’une langue à l’autre : « Ils s’emparent également des œuvres dont la langue n’est pas changée, mais qui sont transformées par les formes de leur publication ». C’est dans ce sens que l’auteur d’Éditer et traduire considère l’édition comme une modalité de traduction.

Comme on peut le voir, chez Kundera la retraduction ne s’impose pas seulement pour des raisons linguistiques ou stylistiques, mais aussi pour des raisons esthétiques et idéologiques. C’est pourquoi il ne se contente pas d’ une simple migration entre les langues. Il fait également attention à la transformation des modes de publication qui est une autre raison de la mobilité des œuvres. « […] La notion de matérialité du texte rappelle que la production, non seulement des livres, mais aussi des textes eux-mêmes, est un processus qui implique, au-delà du geste de l’écriture, différents moments, différentes techniques, différentes interventions : celles des copistes, des censures, des éditeurs, des imprimeurs, des correcteurs et des typographes. La modalité de l’inscription des textes, le format du livre, la mise en page, l’illustration, les préférences graphiques, la ponctuation, sont autant d’éléments matériels et visuels qui contribuent aux diverses significations des mêmes œuvres. Le lien est donc fort entre matérialité des textes et mobilités des œuvres ».

La retraduction offre des possibilités aux éditeurs. Cette option éditoriale peut chercher un intérêt commercial, stratégique, culturel, politique ou idéologique. D’autant plus qu’il s’agit le plus souvent d’œuvres passées dans le domaine public pour lesquelles il n’y a donc pas de droits de cession à payer. La retraduction est une option éditoriale, dont les raisons peuvent être très variéеs : centenaire de la naissance ou de la mort de l’auteur, contexte politico-historique, ( par ex, suite la guerre en Ukraine on a vu une fort tendance de reproductions des œuvres de certains auteurs russe et ukrainiens ), volonté d’en offrir une nouvelles et meilleurs traductions, agrandissement du public etc. Dans l’option éditoriale de la retraduction de Kundera, nous pouvons distinguer trois raisons : culturelle, intellectuelle et commerciale. La Bibliothèque de la Pléiade, publiée par les éditions Gallimard, est une des collections majeures de l’édition française. Elle est connue par la qualité littéraire des écrivains qu’elle réunit, ainsi que par la qualité rédactionnelle de l’appareil critique inclus dans chaque volume. Cette collection se distingue également par des introductions conséquentes, par une chronologie détaillée de la biographie de l’auteur, ainsi que par des des notes et notices. En ce qui concerne la présentation : reliure souple, papier bible où se glissent deux marque-pages en tissus, coffret blanc cartonné. Si la présentation visuelle est respectée dans le cas de Kundera, alors au niveau de la présentation intérieure, comme on a vu plus haut, il n’y a eu aucun compromis avec la maison d’édition. Le fait que La Bibliothèque de la Pléiade a accepté toutes les conditions imposées par Kundera pour son entrée, met en évidence l’intérêt de Gallimard de publier cette retraduction. D’ailleurs, les auteurs publiés de leur vivant dans La Bibliothèque de la Pléiade sont très rares, ce qui, selon le critique Jérôme Meizoz, est un geste qui canalise et essentialise la réception complexe des romans de Kundera. « Une raison commerciale: en consacrant l’écrivain de son vivant, en renonçant à un appareil critique digne de ce nom, l’éditeur conçoit un ouvrage moins coûteux et destiné à un marché immédiat. Il brade en quelque sorte une vision à long terme. Le cuir havane et les dorures subsistent, mais on renonce à l’épaisseur historique du texte. […] Si encore l’allégement des volumes visait la démocratisation des œuvres, pourquoi pas? Mais les éditions de poche y suffisent largement ».

A partir des années 1990, la globalisation éditoriale devient très répandue en France. Plusieurs éditions françaises, surtout Gallimard, commencent à accueillir des auteurs étrangers qui choisissent le français comme langue d’écriture en favorisant ainsi les échanges culturels. Dans ce contexte, l’option éditoriale de La Bibliothèque de la Pléiade de cette retraduction peut s’expliquer par l’aspect culturel.

L’autre aspect, où les intérêts de Kundera et de l’éditeur se croisent, c’est l’aspect intellectuel. Si retraduire signifie a priori traduire mieux, cela signifie aussi traduire autre. Donc, par cette démarche, ils souhaitent donner une nouvelle lecture de l’œuvre qui suppose, évidemment, un changement du public, ce que, d’ailleurs, François Ricard a expliqué dans un entretien : « Nous voulions faire une belle édition de lecture, c’est-à-dire pour un public cultivé. En tentant de transcender le clivage entre un public érudit et un lectorat populaire parfois un peu méprisé. Nous avons essayé de nous adresser à ce que nous avons appelé un lecteur cultivé de bonne volonté. Avec le moins d’écrans possibles entre le texte et le lecteur ».

Un Contrôle Justifié

En 1968, les troupes du pacte de Varsovie envahissent la République socialiste tchécoslovaque pour mettre fin au Printemps de Prague. La première édition française de La Plaisanterie paraît deux mois après l’invasion russe. D’une part, la maison d’édition modifie et adapte la préface d’Aragon, la notice biographique et la quatrième de couverture du livre aux circonstances historiques du moment, d’autre part, avant même la sortie du livre, le commentaire de la presse française sur la parution de La Plaisanterie l’inscrit dans l’actualité politico-historique. Ainsi, en mettant en avant la valeur documentaire du roman, l’éditeur oriente clairement le public vers une lecture politique et réductrice d’un témoignage venu d’un pays dominé par l’Union soviétique. Les années plus tard, Kundera découvre que non seulement il y avait des problèmes éditoriaux, mais aussi traductologiques qui ont éclipsé l’aspect artistique de son roman.

En 2011, Kundera négocie point par point son entrée dans La Pléiade. Il impose ses conditions qui sont même contre aux traditions de la fameuse collection. Chez La Pléiade, la publication de cette retraduction s’impose surtout pour des raisons culturelle, intellectuelle, et idéologique.

La présente étude nous a permis de montrer comment la traduction et l’édition d’un texte pouvaient orienter le public vers une lecture particulière. A travers l’examen comparatif de deux éditions françaises de La Plaisanterie ( 1968 et 2011), nous nous sommes interrogés sur l’exigence de l’auteur franco-tchèque envers ses traducteurs et ses éditeurs. Nous avons également constaté que cette volonté de contrôler la traduction et l’édition de ses ouvrages n’était pas une caprice d’écrivain. C’était la position d’un intellectuel qui défendait l’identité et la valeur de son œuvre du profit éditorial et de la dictature de l’actualité.

Références

  1. Ariane Chemin, A la recherche de Milan Kundera, Editions du Seuil, Paris, 2021, p 37. ↩︎
  2. Ariane Chemin, A la recherche de Milan Kundera, Editions du Seuil, Paris, 2021, p 39. ↩︎
  3. Ariane Chemin, A la recherche de Milan Kundera, Editions du Seuil, Paris, 2021, p 39. ↩︎
  4. Ariane Chemin, A la recherche de Milan Kundera, Editions du Seuil, Paris, 2021, p 37. ↩︎
  5. Martin Rizek, Comment devient-on Kundera ?, Paris, Harmattan, p.132. ↩︎
  6. Martin Rizek, Comment devient-on Kundera ?, Paris, Harmattan, 2001, p. 86 ↩︎
  7. Préface d’Aragon à La Plaisanterie, Paris, Gallimard, 1968, p. IV ↩︎
  8.  Milan Kundera, Œuvre – édition définitive, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2011,p.1422. ↩︎

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