Mangas : comment la France est devenue numéro 2 mondial ?

Avec 28,5 millions d’exemplaires écoulés entre janvier et octobre 2024, le manga représente désormais 20 % du marché du livre en France, générant un chiffre d’affaires de plus de 330 millions d’euros. Bien qu’une légère baisse par rapport à 2023 soit constatée, la France reste le deuxième plus grand consommateur de mangas au monde, juste derrière le Japon. Comment expliquer un tel engouement ? Pour mieux comprendre ce phénomène culturel et éditorial, CaféLitté a rencontré Olivier Paquet, écrivain de science-fiction, docteur en sciences politiques et passionné de manga et d’animation japonaise.


Si le succès du manga en France peut sembler fulgurant, il s’ancre pourtant dans une histoire bien plus ancienne et complexe. Car derrière les chiffres impressionnants, c’est tout un écosystème culturel, générationnel et éditorial qui s’est peu à peu structuré. Loin d’un effet de mode, la montée en puissance du manga témoigne d’une transformation profonde des pratiques de lecture, des imaginaires collectifs, et de la place donnée aux récits venus d’ailleurs.

Pour comprendre cette trajectoire singulière, il faut revenir sur plusieurs facteurs déterminants. Olivier Paquet, écrivain de science-fiction, docteur en sciences politiques et passionné des mangas, souligne d’abord l’ancrage historique de la bande dessinée en France, qui a permis au manga de s’implanter sur un terrain déjà favorable. Selon Olivier, « ce qui fait l’attrait du manga, c’est avant tout sa diversité. Les lecteurs français ne se contentent pas seulement de shonen. Cette pluralité de genres est rendue possible par la forte culture de la bande dessinée en France. »

Le succès du manga repose également sur une dynamique générationnelle qui permet au genre de maintenir sa popularité au fil du temps, sans que les anciennes générations ne soient effacées par les nouvelles, renforçant ainsi la diversité et l’interconnexion des différents publics.

Olivier Paquet

Il faut aussi prendre en compte l’impact majeur de l’animation japonaise, qui a fait ses débuts en France dans les années 70 et 80. « Ce fut un premier contact avec des histoires et des fictions japonaises, comblant un vide dans les récits destinés aux jeunes adultes. À l’époque, la bande dessinée en France se divisait principalement entre des œuvres pour enfants et des récits plus adultes, laissant de côté certaines tranches d’âge et publics. Le manga, en revanche, a pris le relais, notamment avec des genres comme le shôjo, qui ont permis de toucher un public féminin jusque-là négligé dans l’univers de la bande dessinée », explique-t-il. « Ce public féminin est d’ailleurs l’un des éléments marquants des conventions et festivals de manga, où l’on observe une forte présence féminine, ce qui est assez rare dans le milieu de la bande dessinée traditionnelle. 

Enfin, le succès du manga repose également sur une dynamique générationnelle. Les premières vagues de lecteurs ont été suivies par des jeunes issus des générations Dragon Ball et Naruto, et cette accumulation générationnelle a contribué à l’essor constant du manga. Ce phénomène permet au genre de maintenir sa popularité au fil du temps, sans que les anciennes générations ne soient effacées par les nouvelles, renforçant ainsi la diversité et l’interconnexion des différents publics. »

Olivier Paquet, écrivain et docteur en sciences politiques / © Francis Malapris

L’animation japonaise : tremplin des mangas ?

L’ascension de l’animation japonaise ne faiblit pas, bien au contraire. En 2024, l’industrie a franchi un nouveau cap avec des revenus record, atteignant 3 346,5 milliards de yens (environ 20,5 milliards d’euros) pour l’année 2023, soit une croissance de 14,3 % par rapport à 2022, selon l’Association des Animations Japonaises (AJA). Une dynamique portée par un marché mondial toujours plus vaste. En effet, les ventes à l’international ont désormais surpassé celles du marché domestique, représentant plus de la moitié des revenus, avec une forte contribution de l’Asie et de l’Amérique du Nord.

Les plateformes de streaming, en particulier Netflix et Crunchyroll, jouent un rôle déterminant dans cette expansion. Netflix, avec un investissement de 2 milliards de dollars dans l’acquisition de contenus animés en 2023, et Crunchyroll, générant plus de 1 milliard de dollars en revenus, dynamisent le marché et facilitent l’accès aux séries animées pour un public international.

Le gouvernement japonais, dans un objectif de renforcer cette position dominante, a révisé sa stratégie Cool Japan en juin 2024, prévoyant de quadrupler les exportations de produits culturels tels que les mangas et les dessins animés d’ici 2033. Une initiative ambitieuse pour porter cette industrie au sommet de l’économie nationale.

Olivier Paquet fait remarquer qu’au Japon, le manga a toujours été conçu avec cette dimension de dérivés : publication, séries, produits dérivés. « En France, nous n’avons pas encore une vision complète de l’ampleur de ce phénomène, car un éditeur japonais peut transformer une série de manga bien au-delà de ce que nous connaissons. Nous restons quelque peu en retrait par rapport à la dimension quasi industrielle de ce qui se passe au Japon. » Selon lui, cette synergie entre mangas et adaptations animées est l’un des moteurs principaux du développement du manga.

L’occidentalisation des mangas : Un débat central dans l’édition

L’occidentalisation des mangas est au cœur d’un débat majeur dans le milieu de l’édition. Cette pratique, qui vise à adapter les éléments culturels japonais pour les rendre plus accessibles aux lecteurs occidentaux, suscite des interrogations. Certains y voient un moyen de démocratiser le genre, tandis que d’autres craignent une dilution de l’authenticité et une standardisation des récits. Le phénomène divise profondément, alimentant des points de vue souvent opposés.

D’un côté, des éditeurs estiment que l’adaptation des mangas pour le public européen est essentielle à leur succès commercial. Cela inclut non seulement la traduction des dialogues, mais aussi l’ajustement des références culturelles et parfois même la réécriture de certains passages pour les rendre plus pertinents et compréhensibles. D’autres, en revanche, soulignent le risque de simplification excessive, qui pourrait effacer la richesse culturelle de ces œuvres. Modifier des éléments historiques propres au Japon, selon eux, pourrait priver les lecteurs de l’essence même du manga.

En échangeant avec de nombreux mangakas, Olivier Paquet a remarqué un étonnement récurrent : beaucoup ne s’imaginaient pas que leurs œuvres seraient traduites et lues à l’étranger. « Ils ne s’étaient jamais projetés dans une diffusion mondiale. Leurs récits étaient conçus pour un lectorat japonais, et ce n’est que plus tard qu’ils ont vu leurs mangas franchir les frontières », explique-t-il.

Prenons Versailles no Bara (connu en France sous le nom de Lady Oscar ou La Rose de Versailles), qui se déroule dans la France de la Révolution. « Cela pourrait sembler être un récit européen, mais ce manga, né dans les années 1970, s’inscrit dans une tradition narrative japonaise bien distincte », souligne Paquet. Il en va de même pour Monster de Naoki Urasawa, dont l’intrigue se déroule en Allemagne : « Ces auteurs n’avaient pas l’intention de s’adresser à un public européen. Leurs histoires visaient exclusivement des lecteurs japonais. »

« Lorsqu’un Japonais regarde Lady Oscar, poursuit Paquet, il ne voit pas un reflet de sa propre culture, mais plutôt une forme d’exotisme. Ce regard porté sur une altérité culturelle les fascine justement parce qu’il est différent. »

Cette absence initiale de projection à l’international a longtemps freiné la circulation des mangas hors du Japon. À ses débuts, les éditeurs japonais étaient réticents à l’idée de publier leurs mangas à l’étranger. « Il a fallu de nombreuses négociations pour les convaincre », se souvient Paquet. Mais aujourd’hui, la situation a changé. Face à un marché japonais en difficulté, les éditeurs cherchent activement à s’implanter en France, ce qui a modifié la dynamique entre les deux marchés.

Manga : 20 ans d’évolution, de la réticence à la reconnaissance en France

Il y a vingt ans, Olivier Paquet se rendait dans les festivals pour défendre le manga, à une époque où cette forme artistique n’avait pas encore conquis le public occidental. «Quand je parlais de manga dans des festivals, les auteurs de bandes dessinées étaient souvent réticents, se souvient-il. « Ils trouvaient que c’était mal dessiné. À l’inverse, les mangakas, lorsqu’ils découvraient la bande dessinée franco-belge, la considéraient comme « de l’art, presque de la peinture », un genre bien différent du leur, avec des dessins très détaillés et souvent colorés. » Cette incompréhension esthétique était fréquente, mais elle a progressivement disparu, grâce aux efforts des éditeurs qui ont permis la diffusion de mangas plus variés et plus riches.

La curiosité française a évolué. On ne s’intéresse plus uniquement aux shonen, comme aux États-Unis, mais à un éventail beaucoup plus large d’œuvres.

Olivier Paquet

Aujourd’hui, cette évolution est palpable. « Bientôt, à Amiens, le festival de la bande dessinée invitera Naoki Urasawa, un auteur que j’admire. Il y a vingt ans, lors de ma participation au festival, on me demandait encore si les mangas étaient vraiment des œuvres artistiques ou si ce n’était qu’une production industrielle », souligne Paquet. « Aujourd’hui, Urasawa figure sur l’affiche de ce même festival. C’est un signe évident du changement.»

Le manga est désormais un pilier de la culture populaire, et il serait impossible pour les médias de l’ignorer. « Les médias ne peuvent plus faire l’impasse sur le manga » , constate-t-il. « La curiosité française a évolué. On ne s’intéresse plus uniquement aux shonen, comme aux États-Unis, mais à un éventail beaucoup plus large d’œuvres. »

Un autre aspect fondamental de cette évolution est l’impact d’Osamu Tezuka, le père du manga moderne. « Aujourd’hui, on traduit presque toute son œuvre» , explique Paquet. « C’est une part essentielle de cette dynamique culturelle. Le manga n’est plus perçu comme un genre limité, mais comme un véritable territoire d’exploration artistique et narrative. »

Ce changement s’accompagne d’une véritable dynamique d’échanges culturels. «L’écosystème manga est désormais constitué d’auteurs et de dessinateurs ayant travaillé avec des créateurs japonais, ce qui contribue à enrichir les interactions » , explique Paquet. « Bien qu’un mangaka n’ait pas encore été invité sur le plateau de La Grande Librairie, il est clair que le manga est devenu incontournable. Je me souviens qu’en 1996, au festival BD Expo, pluieurs stands distribuaient des tracts disant : Ne repoussez pas les amateurs de manga, un jour ils viendront à la vraie bande dessinée. Le manga est désormais un genre pleinement intégré, et il est reconnu pour sa richesse et sa diversité. Il y a eu une évolution majeure.»

Découvrez l’intégralité de l’interview avec Olivier Paquet sur YouTube 👇

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