URSS : La Littérature comme Outil de Contrôle ?

L’espace littéraire russo-soviétique, né de la diversité ethnique et culturelle de l’URSS, a émergé sous l’influence du soviétisme qui s’est imposé dans 15 républiques. Derrière cette façade de diversité, les auteurs, souvent contraints d’écrire en russe, ont dû lutter pour préserver leur identité culturelle et historique. Loin d’être homogène, cet espace littéraire reflète les tensions et les résistances face à une uniformisation forcée. Aujourd’hui, ces mêmes tensions resurgissent dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, deux nations autrefois unies dans cet espace complexe et contesté.

La Langue et L’Idéologie

Fondée le 30 décembre 1922, l’Union des Républiques socialistes soviétiques, également appelée URSS, réunit 15 républiques et déclare son système comme exprimant la volonté et les intérêts des travailleurs de toutes les nationalités qui l’habitent. Les fondements idéologiques de l’URSS, ainsi que la réalité de la vie sociale et économique déterminent le rôle et l’importance de la langue russe. Les autorités soviétiques comprennent très vite que la langue est le principal outil permettant de diriger ce vaste empire plurilingue et pluriethnique. 

Conscients du fait que la langue est étroitement liée à l’identité, les dirigeants soviétiques mettent en place une politique linguistique qui contribuerait à la construction de l’identité soviéique. Cette politique linguistique comprend quatre grandes périodes : 

  • période léniniste;
  • période stalinienne;
  • période brejnévienne;
  • perestroïka

Les différents discours de Lénine montrent qu’il promeut la notion de l’égalité des nations et de leurs langues. Il accorde une importance particulière aux langues nationales des peuples habitants dans l’espace de l’Union soviétique et à leur droit de l’éducation dans la langue maternelle. 

Avons-nous besoin d’une langue d’État obligatoire ? Nous sommes, bien sûr, favorables à ce que tous les habitants de la Russie aient la possibilité d’apprendre la grande langue russe. Nous ne voulons pas d’une seule chose : un élément de contrainte.

Vladimir Ilitch Lénine, « Faut-il une langue d’État obligatoire ? », 1914, Kiev, «La Vérité Prolétarienne». № 14 (32)

L’approche opposée a été critiquée comme étant l’expression de l’idéologie de la grande puissance et du nationalisme de l’ethnie dominante. L’idée de pluralisme linguistique de Lénine était le respect de deux principes fondamentaux : le principe politique ( aucune langue d’État obligatoire) et le principe culturel et pédagogique, qui consistait à enseigner dans toutes les langues locales.

A la différence de Lénine qui prône le développement de la langue et de la littérature des nations de l’URSS, Staline considère la langue nationale commune comme unité supérieure et méprise ouvertement les autres langues et les dialectes. Il identifie la « nation» à une « langue» et refuse toute autonomie « linguistique ».

Le pouvoir soviétique doit fonctionner dans sa propre langue, les écoles et les structures du pouvoir doivent être composées de personnes locales qui connaissent la langue, les mœurs, les coutumes et le mode de vie de l’Union soviétique.

Alpagov V.M, «150 langues et politique », 1917 – 2000, Problèmes sociolinguistiques de l’URSS et de l’espace post-soviétique, Moscou 2012, p. 17.

La Constitution de l’URSS de 1936 ne contredit pas non plus le concept de pluralisme linguistique, mais à partir du milieu des années 30, la politique linguistique de l’URSS subit des changements importants. Il s’agit de l’enseignement obligatoire de la langue russe dans les écoles des républiques nationales de l’URSS. Cette décision met fin à la longue polémique interne au parti sur le rôle de la langue dans le développement de la société soviétique. Dans les années 1940 et 1950, la politique linguistique établie en URSS reste inchangée : la langue russe domine et renforce sa position dans les républiques nationales. Au début des années 1960, aux temps khrouchtchéviens, le russe est même considéré comme une deuxième langue maternelle pour les peuples de l’URSS. 

La troisième période de la politique linguistique de l’URSS est marquée par la soviétisation plus accentuée et plus intolérante que celle de Staline et de Khrouchtchev. Brejnev promeut le rôle supérieur de la « Grande langue russe ». En 1979, lors de la conférence internationale intitulée « La langue russe – la langue de l’amitié et de la coopération entre les peuples de l’URSS », Leonid Brejnev annonce : « Dans les conditions du socialisme développé, lorsqu’une nouvelle communauté historique a émergé, le rôle de la langue russe en tant que langue de communication internationale dans la construction du communisme et l’éducation d’un nouvel homme est objectivement croissant. »

Finalement, la quatrième période de la politique linguistique de l’Union soviétique est marquée par la volonté du renouvellement du système soviétique. Il s’agit du perestroïka («restructuration»). La loi du 24 avril 1990 sur les langues des peuples déclare, pour la première fois dans l’histoire du pouvoir soviétique, le russe comme langue officielle de l’Union soviétique. Cet acte juridique dure un peu plus d’un an et demi, mais le fait même de son adoption dans cette période difficile pour le pays montre l’importance de la politique linguistique pour résoudre les contradictions nationales croissantes.

La langue est le premier mais n’est pas le seul élément de la soviétisation. Elle inclut également l’adoption d’un certain système de valeurs, d’un mode de vie, des traditions et des cultures non ethniques inspirés de l’Union sovietique. Donc, le but est la création d’un nouvel homme sans identité ethnique ( appellé homo sovieticus par les critiques du système ), disipliné et isolé de la culture mondiale. Voilà comment le définit le philosophe et écrivain soviétique Alexandre Aleksandrovitch Zinoviev:

Un homo sovieticus est habitué à vivre dans des conditions relativement pauvres, prêt à affronter les difficultés, attendant constamment le pire. Il approuve les actions des autorités ; il cherche à empêcher ceux qui violent les formes de comportement habituelles, il soutient de tout cœur les dirigeants ; il a une conscience idéologique standard ; il a le sens des responsabilités pour son pays ; il est prêt au sacrifice et prêt à condamner les autres au sacrifice.

Alexandre  Zinoviev, « Homo Sovieticus »

La Littérature en URSS

Le phénomène de l’URSS qui, comme on peut le constater, est un phénomène géopolitique, linguistique et idéologique, impose un espace littéraire. Tout d’un coup il y a le soviétisme, la langue russe et la représentation de l’homo sovieticus : tout cela conduit naturellement à l’émergence des productions littéraires des écrivains appartenant à diverses ethnies et cultures. Autrement dit, la même idéologie essaime dans divers pays et s’exprime par la même langue ou par des langues différentes, en donnant naissance à un nouveau lieu de création littéraire, ce que nous appelons un espace littéraire russo-soviétique. Compte tenu de l’évolution politique de l’URSS et de différentes étapes du développement de l’homme soviétique, on peut constater que l’espace littéraire russo-soviétique est créé par l’histoire.

Dans son ouvrage La périodisation de la littérature soviétique, Michel Aucouturier distingue trois grandes périodes de la littérature soviétique :

  1. littérature de la période de la lutte pour la construction des bases du socialisme (années 20-30);
  2. littérature de la période de construction d’une société socialiste avancée (années 1940-1960); 
  3. littérature du socialisme avancé (depuis la fin des années soixante et le début des années 70).

Pavel Chinsky, historien spécialiste de l’histoire politique et culturelle de l’Union soviétique propose une périodisation de la littérature soviétique composée de 4 périodes. « La première de ces périodes est celle de la guerre civile et de la guerre d’intervention étrangère contre le jeune pouvoir soviétique. […] La seconde période fut celle des plans quinquennaux, celle des débuts difficiles de la construction du socialisme. […] La troisième période est celle de la guerre nationale. […] Enfin, la dernière période est celle qui naît aujourd’hui, celle de la reconstruction des ruines, de la renaissance après l’horreur, de l’épanouissement de la vie nouvelle. »

Ou encore :

  • Les précurseurs ;
  • La guerre civile ;
  • L’édification socialiste ;
  • La deuxième guerre mondiale ;
  • La reconstruction et la poursuite de l’édification.

La création de l’Union soviétique a été précédée par la Grande Révolution socialiste et de nombreux écrivains l’ont accueillie avec enthousiasme. Dans leurs œuvres, ils ont présenté une merveilleuse image de l’avenir. Peu de temps après, avec la répression de masse et le retour à la structure archaïque de l’État, la majorité des écrivains ont commencé à parler dans leurs œuvres de l’injustice et des faux espoirs, ce qui, bien sûr, n’a pas été apprécié par les autorités. La politique de l’Union soviétique est donc devenue le thème de nombreux ouvrages à l’époque, mais la plupart d’entre eux n’ont pas été publiés ou ont été publiés en dehors de l’Union soviétique. 

Pourtant, cette première période se caractérise par une relative liberté accordée aux écrivains. Même s’il s’agit d’un espace littéraire imposé et non pas créé, on assiste ici à la naissance d’une nouvelle esthétique qui n’a pas de directions déterminées ou réglementées par Lenin. La littérature soviétique des années vingt est marquée par des mouvements littéraires importants tels que l’imaginisme, les Frères de Sérapion, les Oberiuty. Formé dans le contexte de la centralisation de la culture de l’Union soviétique et du déclin de la culture avant-gardiste de Leningrad, ils s’inscrivent dans l’évolution esthétique du modernisme russe. 

Avec l’arrivée au pouvoir de Staline, cette liberté relative prend fin. Le réalisme socialiste vient remplacer l’esthétique de Lenin. Il s’agit de l’expression esthétique d’une conception du monde et de l’homme à conscience socialiste. L’écrivain Maksim Gorki est considéré comme le fondateur de la littérature du réalisme socialiste. Lors du premier congrès des écrivains soviétiques en 1934, Maxime Gorki déclare :  « Le réalisme socialiste affirme l’être comme un acte, comme une créativité, dont le but est le développement continu des capacités individuelles les plus précieuses de l’homme pour sa victoire sur les forces de la nature, pour sa santé et sa longévité, pour le grand bonheur de vivre sur la terre ».

Au début des années 1930, l’État soviétique prend donc le contrôle total de l’ensemble de l’espace littéraire soviétique. Des syndicats officiels d’écrivains se créent pour encourager les nouveaux écrivains qui conviennent aux autorités. Autrement dit, la littérature doit servir les intérêts de l’État en acceptant et en exécutant ses ordres. Les écrivains doivent réécrire leurs œuvres si elles ne conviennent pas aux autorités. C’est le cas d’Alexandre Fadeev qui réécrit La jeune garde ( «Молодую гвардию») en y apportant des changements au niveau de contenu et au niveau de forme. Malgré cela, le livre devient un best-seller de son époque. L’auteur se suicide quelques années plus tard, n’ayant pas survécu au fait que l’art auquel il avait donné sa vie était en train d’être ruiné. C’est ainsi que des livres de propagande créés par des auteurs médiocres ont été publiés en grand nombre dans le pays. Les auteurs qui restent fidèles à leurs principes et à leurs convictions sont contraints à l’exil, à la prison, au camp de travail. Certains d’entre eux, comme les futuristes Vladimir Maïakovski et Marina Tsvetayeva préfèrent de se suicider. Nombreux sont ceux qui se cachent derrière la littérature pour enfants ou de la bibliographie historique afin de contourner la censure. Certains écrivains ( Mikhaïl Boulgakov, Boris Pasternak, Vassili Grossman… ) continuent à travailler de manière parfois clandestine ayant pour but d’être publiés de manière posthume ou par samizdat (publications artisanales clandestines).

Les persécutions continuent dans les années 60. De nouvelles poursuites sont engagées contre des écrivains qui rejettent la propagande soviétique. Certains écrivains sont soumis à un traitement psychiatrique punitif obligatoire. C’est le cas de Joseph Brodsky qui est contraint de subir un long examen, dont il a décrit plus tard les impressions dans l’une de ses œuvres.

« Au milieu de la nuit on vous réveille et vous êtes plongés dans un bain de glace, enveloppé de draps humides de la tête au pied, si serrés que vous avez peine à respirer. Puis on vous sort et vous place à côté du radiateur. La chaleur sèche de celui-ci fait se ratatiner les draps sur votre corps provoquant une sensation pire que l’étouffement ».

Joseph Brodsky sur ses expertises médico-légales psychiatriques, Revue psychiatrique indépendante, no 4, 2005.

Après un séjour en hôpital psychiatrique, il est condamné à cinq ans de travaux forcés et exilé dans un endroit isolé. De nombreuses personnalités culturelles soviétiques et internationales prennent la défense du poète, qui se libère un an et demi plus tard. Brodsky devient même membre de la branche de Leningrad de l’Union des écrivains soviétiques. Toutefois, cela ne le sauve pas de la persécution et, en 1972, il est contraint d’émigrer.

Cette période littéraire se résume parfaitement dans cet extrait tiré du journal de Chukovsky, poète et critique littéraire qui a beaucoup souffert de la terreur de la censure : « C’est dommage pour la pauvre littérature russe, qui n’a le droit que de faire l’éloge de ses supérieurs – et rien d’autre. Il est douloureux de voir à la fin de sa vie que tous les rêves des Belinsky, des Gertsen, des Tchernychevski, des Nekrasov, des sociaux-démocrates, etc. sont trompés – et que le paradis social pour lequel ils étaient prêts à mourir s’est révélé être une anarchie rampante et une violence policière ».

À la fin des années 1980, une nouvelle et dernière ère s’ouvre pour l’État, suscitée par une série de réformes politiques et économiques menées par les autorités. Il s’agit de la perestroïka. À cette époque, de nombreuses œuvres oubliées, ainsi que des œuvres précédemment interdites comme Vie et destin de Vassili Grossman, Nous d’Evgueni Zamyatin, Kotlovan d’Andrei Platonov, Cœur de chien de Mikhaïl Boulgakov et Docteur Jivago de Boris Pasternak se rendent au public.

Des Espaces Imposés…

Notre exploration de l’espace littéraire russo-soviétique met en lumière comment la politique linguistique et idéologique de l’URSS a façonné l’identité soviétique. Le soviétisme, la langue russe et la représentation de l’homo sovieticus ont imposé un espace littéraire historiquement et artistiquement significatif, malgré son caractère contraignant.

L’évolution de la littérature soviétique, étroitement liée aux changements politiques, montre que cet espace littéraire a évolué au fil du temps. Les années 1920, marquées par des mouvements comme l’imaginisme et les Oberiuty, reflétaient une esthétique moderniste tolérée sous Lenin. Cette liberté artistique a été réprimée avec l’arrivée de Staline et l’imposition du réalisme socialiste, marquant la stalinisation de l’esthétique.

Aujourd’hui, les tensions historiques de cet espace littéraire refont surface dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, deux nations autrefois unies sous l’Union soviétique. Ce conflit illustre un retour à la force, à la peur et aux atteintes à la liberté d’expression. À l’époque soviétique, la littérature servait de machine de propagande pour le régime totalitaire. Aujourd’hui, cette arme idéologique a été remplacée par les médias et les réseaux sociaux. Pour Vladimir Poutine, héritier de cette idéologie, contrôler la vérité est crucial pour préserver le pouvoir. La guerre entre l’Ukraine et la Russie montre tragiquement la persistance des espaces imposés et leurs conséquences cruelles sur la liberté et la vérité.

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