Anora, 5 Oscars : Quels Échos Littéraires ?

Cinq Oscars, dont celui du Meilleur Film. C’est l’exploit réalisé par Anora, le dernier film de Sean Baker, qui a triomphé lors de la cérémonie des Oscars 2025. Avec une mise en scène réaliste et une performance saluée de Mikey Madison, le long-métrage raconte l’histoire d’Ani, une jeune travailleuse du sexe de Brooklyn, qui tombe amoureuse de Vanya, le fils d’un oligarque russe. Un mariage précipité à Las Vegas, un choc des classes, et l’ombre menaçante de la famille du jeune héritier composent une intrigue intense, où l’amour se heurte à la violence des rapports sociaux.

Au Café Litté, il était impossible de ne pas examiner ce film sous un prisme littéraire.

Si Anora brille par son regard contemporain sur le rêve américain et la marchandisation des corps, son récit résonne avec des thèmes profondément ancrés dans la littérature. La femme qui tente d’échapper à son destin par l’amour et l’ascension sociale, l’héritier prisonnier d’un monde qui ne lui appartient plus, le choc entre la modernité et les traditions : autant de motifs qui traversent la littérature classique et contemporaine. Mais Anora ne se contente pas d’évoquer ces thèmes, il les réinvente, en leur donnant une dimension profondément moderne et résolument politique.

Des échos de la littérature russe

Dès les premières images du film, une influence se fait sentir : celle de la littérature russe. Vanya, jeune homme perdu entre son statut et ses désirs, rappelle ces héros tourmentés que l’on retrouve chez Dostoïevski ou Tolstoï. Comment ne pas penser à Anna Karénine, tragédie d’une femme qui tente de s’émanciper par l’amour, mais que la société condamne inexorablement ? De même, l’univers de Crime et Châtiment trouve un écho dans Anora, à travers la tension entre déterminisme social et quête de rédemption. Anora elle-même peut être vue comme un personnage profondément dostoïevskien, tiraillée entre son pragmatisme de survie et un désir d’affranchissement qui semble toujours hors de portée.

L’univers des oligarques russes, tel qu’il est représenté dans le film, n’est pas non plus sans rappeler la décadence décrite par Tourgueniev et Tchekhov. Un monde en fin de cycle, où la richesse accumulée ne protège plus de la crise morale et de l’implosion imminente. Vanya, comme tant d’héritiers dépeints dans la littérature russe, ne sait pas quoi faire de son privilège, tandis qu’Anora, elle, tente désespérément d’en tirer quelque chose.

Le motif de la femme fatale et de l’ascension sociale

Dans Anora, l’héroïne incarne un archétype littéraire puissant : celui de la femme qui, par sa beauté et son intelligence, tente de gravir l’échelle sociale. Ce motif traverse la littérature, de Manon Lescaut de l’abbé Prévost à Nana de Zola, en passant par Moll Flanders de Defoe. Mais là où ces récits du passé se concentraient sur la chute ou la damnation, le film de Baker offre une lecture plus nuancée, plus moderne. Anora n’est pas une simple courtisane victime de son époque : elle est une femme qui tente de survivre dans un monde qui ne lui laisse que peu de choix. Elle est aussi, paradoxalement, une héroïne picaresque : son intelligence, son audace et sa capacité d’adaptation la rapprochent de figures littéraires telles que Becky Sharp dans La Foire aux vanités de Thackeray.

La question de l’ascension sociale dans Anora est également profondément politique. Contrairement aux récits du XIXe siècle où le mariage pouvait être une porte de sortie vers une vie meilleure, ici, la violence du monde capitaliste rattrape les personnages. Anora croit saisir une opportunité, mais découvre rapidement que son rôle est déjà écrit par des forces qui la dépassent. Le film déconstruit ainsi le mythe de la réussite par l’amour et dévoile l’envers brutal d’un système qui ne laisse pas de place aux outsiders.

Littérature et cinéma : un dialogue permanent

Si le travail du sexe est un thème récurrent dans la littérature du XIXe siècle – pensons à La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils ou à Belle de jour de Joseph Kessel –, le cinéma l’a lui aussi largement exploré. Anora s’inscrit ainsi dans la lignée de films comme Pretty Woman, tout en refusant la romance idéalisée. À l’instar des récits naturalistes, Sean Baker filme avec un regard froid et sans fard, mettant en avant la dure réalité sociale plutôt que le conte de fées.

On peut aussi voir dans Anora une résonance avec le cinéma néoréaliste italien, où les destins individuels étaient écrasés par le poids des structures sociales. Comme chez Pasolini ou Visconti, la beauté des images contraste avec la brutalité du monde qu’elles décrivent. Baker, en ce sens, rejoint la tradition des cinéastes qui, à l’instar des grands romanciers du XIXe siècle, font du cinéma un miroir impitoyable des réalités de leur époque.

Anora, une réécriture moderne de Gatsby ?

Enfin, une autre comparaison littéraire s’impose : celle avec Gatsby le Magnifique de F. Scott Fitzgerald. Vanya, avec sa richesse et son monde clos, rappelle Gatsby, tandis qu’Anora incarne l’énergie brute de ceux qui tentent d’entrer dans une société qui les rejette. Si Gatsby rêvait d’amour et de reconnaissance, Anora cherche, elle aussi, à s’extraire de sa condition. Mais le rêve américain d’aujourd’hui est-il encore possible, ou n’est-il qu’une illusion fatale ?

Là où Fitzgerald décrivait la décadence d’une époque avec nostalgie, Baker filme l’effondrement du rêve américain avec une lucidité glaçante. Dans Anora, il n’y a pas d’illusions romantiques, seulement des luttes, des rapports de force et des espoirs brisés. L’argent n’apporte ni liberté ni sécurité, et la passion amoureuse se heurte toujours aux impératifs de classe et de pouvoir.

Une œuvre qui s’inscrit dans une tradition littéraire

Avec Anora, Sean Baker signe un film qui dialogue avec la littérature sans en être une adaptation directe. Il réactive des thèmes intemporels, les inscrit dans une Amérique contemporaine fracturée, et prouve une fois encore que le cinéma et la littérature n’ont de cesse de se nourrir mutuellement. Le film, en déconstruisant les récits classiques d’ascension sociale et d’amour impossible, se place dans la lignée des grands romans réalistes et naturalistes, tout en offrant un regard profondément ancré dans notre époque.

Un Oscar du Meilleur Film amplement mérité, et une œuvre qui, sans nul doute, résonnera encore longtemps dans nos esprits.

Le réalisateur américain Sean Baker reçoit le Prix du Meilleur Film pour Anora lors de la 97e cérémonie des Oscars, le 2 mars 2025, à Hollywood, en Californie / AAFP

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