Si peu, tant d’échos : l’intensité du silence de Marco Lodoli

« Nous existons si peu, pourtant nous existons. »

Avec Si peu, Marco Lodoli signe un texte d’une intensité troublante, où l’amour se vit comme une foi, une obsession, une quête impossible. Dans un monologue fiévreux, une femme livre son attachement inébranlable à un homme insaisissable, à la fois idéal et mirage. Entre fulgurances poétiques et observation acérée du quotidien, ce roman bref mais saisissant explore la frontière fragile entre passion et illusion, dévotion et effacement.

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Marco Lodoli, le génie italien qui saisit l’infime et l’absolu

Né en 1956 à Rome, où il vit toujours, Marco Lodoli est un écrivain prolifique, nouvelliste et journaliste à La Repubblica. Il enseigne également dans un lycée de la banlieue romaine, un cadre qui nourrit son œuvre et lui offre une matière première inépuisable. « D’une certaine façon, la banlieue correspond à l’adolescence, à l’adolescence d’un lieu », confie-t-il. Dans ces marges urbaines, il retrouve l’écho de ses propres espérances et mélancolies, une sensation de recommencement perpétuel qui irrigue chacun de ses textes. Chaque livre de Lodoli est un fragment arraché au chaos du monde, une tentative de donner un ordre poétique à l’existence.

L’auteur revient avec Si peu, publié en septembre 2024 aux éditions P.O.L et traduit par Louise Boudonnat. Ce roman, qui a déjà conquis des milliers de lecteurs, illustre une nouvelle fois la finesse de son regard et son talent pour sonder les méandres de l’âme humaine.

L’écrivain italien Marco Lodoli, à Paris, en 2013. JOHN FOLEY/OPALE.PHOTO

Le poids du rien, la force du tout

Dans Si peu, Marco Lodoli nous entraîne dans un récit d’une intensité rare, où l’amour, réduit à son essence la plus pure, devient le centre de gravité d’une existence effacée. L’histoire se déploie sur quarante ans à travers la voix d’une narratrice anonyme, concierge dans un lycée de la banlieue romaine, qui consacre sa vie à une passion muette et absolue pour un homme qui ne la voit pas.

Dès les premières pages, Lodoli installe une atmosphère de retrait et d’effacement.

« J’avais besoin de le voir chaque matin, d’échanger avec lui un rapide bonjour, et d’imaginer que sans moi, qui ne suis presque rien, il se serait égaré dans l’existence comme un enfant dans la forêt. »

Ces mots révèlent une posture à la fois modeste et fondamentale : la narratrice ne revendique rien, n’attend rien, mais elle est là, veilleuse silencieuse de l’homme qu’elle aime en secret.

L’objet de cette dévotion est Matteo Romoli, jeune professeur de lettres au charme brouillon, que le destin place un jour sur son chemin. Il est insouciant, plein d’élan, promis à un avenir littéraire prometteur. Elle, en revanche, se tient dans l’ombre, acceptant l’erreur sur son prénom – il l’appelle Caterina, et elle ne le détrompe pas. Loin d’être un simple détail, ce glissement identitaire reflète son absence de revendication, son désir de se fondre dans l’adoration qu’elle lui porte.

« De rien, ai-je dit, et j’étais heureuse. J’avais absolument le sentiment d’exister, d’avoir reçu de l’univers le droit de rêver, d’aimer, même si je ne m’appelle pas Caterina. » p. 62

Ce que Lodoli capte avec une justesse bouleversante, c’est la puissance d’un amour unilatéral qui ne cherche ni réciprocité ni accomplissement. Il met en scène une passion désintéressée, éloignée des clichés romanesques, qui se nourrit de la seule présence de l’autre, de sa voix, de ses écrits. L’attachement de la narratrice ne faiblit jamais, même lorsque Matteo connaît des hauts et des bas, aussi bien dans sa carrière que dans sa vie personnelle. À distance, elle accompagne chacun de ses mouvements, recueillant ses livres comme des offrandes et veillant à préserver l’homme de « la saleté du monde ».

L’écriture de Lodoli est d’une précision remarquable, jouant sur la retenue et l’économie des mots pour mieux suggérer la force des sentiments. En 140 pages, il traverse quatre décennies et parvient à faire ressentir cette durée dans toute sa densité. La mélancolie affleure à chaque page, non pas dans une plainte mais dans une résignation tranquille, celle d’un amour qui ne réclame rien et qui, paradoxalement, se suffit à lui-même.

À l’heure des bilans, Matteo est fatigué, désabusé. Il n’est plus l’enseignant pétillant de ses débuts, il n’est plus l’écrivain en devenir qu’elle a admiré. Il devient un homme du passé, « aussi indéchiffrable et ennuyeux qu’un vase étrusque » pour ses élèves. Quant à elle, la narratrice, qu’a-t-elle gagné en quarante ans ? Sa vie a-t-elle été vaine ? Ce qui pourrait apparaître comme une tragédie – une vie consacrée à un amour ignoré – prend sous la plume de Lodoli une dimension mystique. L’amour pur, inconditionnel, échappe à la logique de la possession.

Si peu est un livre qui bouleverse par sa simplicité apparente et sa profondeur inouïe. Il interroge la nature même du sentiment amoureux, la valeur d’une vie vouée à l’admiration d’un être, et nous laisse avec une émotion troublante, une impression d’infini contenue dans « si peu ». Un chef-d’œuvre de délicatesse et d’humanité.

La littérature dans la littérature

La littérature joue un rôle subtil mais fondamental dans cette histoire d’amour silencieuse. Matteo Romoli, en professeur de lettres passionné, devient sans le savoir le passeur d’un monde auquel la narratrice n’aurait jamais osé prétendre. Parce qu’il est écrivain, parce qu’il parle avec ferveur de littérature, elle commence à s’y intéresser à son tour, franchissant peu à peu la frontière d’un territoire qui lui semblait interdit.

Assise à sa table de concierge, elle découvre Rimbaud, fascinée par ce poète qui a tout écrit avant ses vingt ans avant de se taire à jamais. Cette fulgurance, cette exigence absolue de la beauté la touchent profondément. « Pour ne pas détruire la beauté, il faut faire peu et le faire bien », pense-t-elle, comme si l’écriture – et l’amour – obéissaient aux mêmes lois de pureté. Pourtant, ce nouvel appétit littéraire s’accompagne d’un sentiment de clandestinité. Une concierge peut-elle être lectrice ? A-t-elle le droit de s’égarer dans la poésie, elle qui appartient à un monde où la littérature ne semble pas avoir sa place ? Elle cache ses lectures derrière un magazine féminin, pose son livre ouvert comme un objet abandonné, prête à le recouvrir si quelqu’un s’approche pour lui demander une craie ou la clé de la salle de gym.

« Désormais, assise à ma table devant l’entrée de l’école, je lisais des livres à mes heures perdues, en espérant que personne n’y trouve à redire, que personne ne se moque pas de moi. J’ouvrais le livre et je le laissais là, tel un objet échoué par hasard sur la table. J’avais un vieux magazine féminin pour le couvrir, au cas où quelqu’un s’approcherait pour me réclamer quelque chose : une craie, la clé de la salle de gym, une aspirine.

J’ai lu les œuvres d’Arthur Rimbaud, un important poète français, bien que souvent difficile à comprendre. Ça m’a plu qu’il ait écrit tous ses poèmes avant vingt ans et qu’ensuite il n’ait plus rien écrit. Pour ne pas détruire la beauté, il faut faire un peu et le refaire bien, se vouer à la pureté sans ajouter de poids inutiles, la protéger également de nous-mêmes, car nous pouvons tout ruiner en un instant. » p. 29

Chez Lodoli, la littérature apparaît ainsi comme une conquête silencieuse, un éveil intime qui, paradoxalement, creuse encore davantage la distance entre elle et Matteo. Lui évolue dans le monde des lettres, il écrit, parle de littérature sur des plateaux de télévision, tandis qu’elle reste en retrait, recevant la littérature sans jamais oser revendiquer son statut de lectrice. Elle le comprend peut-être mieux qu’aucun autre, partage ses références, explore son univers à travers les œuvres qui l’ont nourri – mais il ne le saura jamais.

Ainsi, la littérature dans Si peu est à la fois une révélation et un mirage. Elle ouvre des horizons mais n’abolit pas les frontières sociales et affectives. Lodoli nous laisse avec cette question lancinante : peut-on se contenter d’une existence vécue à travers les mots des autres ? Ou faut-il, un jour, exister par soi-même ?

Dans Si peu, Marco Lodoli établit un parallèle entre la littérature et l’amour, les présentant tous deux comme des échappatoires à la réalité triviale, des espaces où l’âme peut s’affranchir des contraintes du quotidien. La narratrice, par son attachement silencieux et absolu à Matteo Romoli, vit son amour comme une œuvre littéraire : une construction intérieure, une quête qui ne dépend ni de la réciprocité ni des contingences matérielles.

« La littérature et l’amour exigent d’autres mondes, des espaces incommensurables, des illusions inépuisables, ils ne peuvent battre en retraite sous les injonctions de la vie, de l’actualité ou des responsabilités du mariage. » p. 82

L’expression « d’autres mondes, des espaces incommensurables, des illusions inépuisables » suggère que la littérature et l’amour ne peuvent être confinés à la stricte réalité. Ils relèvent d’une dimension supérieure, où l’imaginaire et le désir surpassent les limites du tangible. Comme la narratrice s’abandonne à la lecture des œuvres de Rimbaud, elle se nourrit de cette vision de l’absolu, où l’intensité prime sur la durée.

En affirmant que « Ils ne peuvent battre en retraite sous les injonctions de la vie, de l’actualité ou des responsabilités du mariage », Lodoli oppose la liberté intérieure à la pesanteur du réel. Ce rejet des contraintes sociales rappelle l’idéal romantique d’un amour et d’une littérature affranchis des impératifs du monde extérieur. La narratrice, qui refuse de faire valoir son existence auprès de Matteo, incarne cette résistance silencieuse : elle préfère la pureté de son amour platonique aux compromis de la réalité.

Ainsi, cette citation cristallise la tension fondamentale du roman : entre rêve et réalité, entre présence et effacement, entre une vie vécue et une vie rêvée.

Les roses dans Si peu : leitmotif de la persistance et de l’éphémère

Dans Si peu, le motif des roses s’inscrit comme une métaphore filée de l’amour silencieux et inébranlable de la narratrice. Présentes à plusieurs moments du récit, elles incarnent à la fois la beauté fragile du sentiment qu’elle éprouve et la ténacité dont elle fait preuve pour lui donner une existence, même fugace.

Un des épisodes les plus marquants du roman est la demande de la narratrice à la direction de l’école pour embellir un espace négligé derrière l’établissement. Ce geste, apparemment anodin, révèle en réalité une profonde aspiration : insuffler de la beauté là où tout semble aride et abandonné. Lorsque l’administration lui impose d’assumer elle-même les frais de cette initiative, elle ne renonce pas. Le fleuriste lui livre alors des plants devant l’école et, malgré l’état ingrat du sol – une terre sèche et dure, où seules quelques herbes faméliques résistent –, elle s’attelle à la tâche avec une foi inébranlable dans la force des fleurs.

« Je les plantais, les arrosais, je veillais sur elles, les belles choses ont besoin d’attention car il suffit que le monde souffle sur elles sa sale haleine pour les anéantir […] Chaque jour j’arrosais les plantes et je leur parlais doucement : courage, vous y arriverez, même si la terre est mauvaise, même si ce n’est pas le meilleur jardinier qui prend soin de vous et elles m’écoutaient, je sais qu’elles m’écoutaient, elles remuaient dans le vent, l’air d’acquiescer, oui, on va essayer, tu verras, bientôt nous exploserons de fleurs et de couleurs. » p.38

Ces fleurs deviennent une allégorie de son amour : un sentiment pur, patient, qui ne réclame rien en retour mais qui persiste malgré l’indifférence et l’austérité du monde extérieur. Comme les roses, son attachement pour Matteo Romoli naît dans un sol peu propice, mais elle y croit, elle lui offre son dévouement, persuadée que la beauté peut éclore même dans l’adversité.

Le motif des roses réapparaît plus tard, lors d’un moment particulièrement évocateur. À l’occasion de l’anniversaire de Matteo, la narratrice, dans un geste à la fois pudique et profondément significatif, dépose une rose blanche sur le siège de sa Vespa.

Lorsque Matteo sort de l’école et aperçoit la rose, il ne cherche pas à savoir qui l’a laissée. Il la prend, la glisse dans sa veste, démarre son scooter, et au premier virage, la fleur s’envole.

Cette scène d’une grande délicatesse condense toute la dynamique de leur relation. La narratrice lui offre un signe d’amour silencieux, éphémère, un geste qui n’attend ni reconnaissance ni retour. Matteo l’accepte sans s’interroger, sans chercher à en comprendre la provenance ou la signification. Et, de manière presque inéluctable, la rose s’échappe, emportée par le vent – à l’image de cet amour qui ne cesse de lui glisser entre les doigts, insaisissable.

À travers le motif des roses, Lodoli exprime subtilement l’essence du sentiment qui habite la narratrice : un amour qui ne se manifeste pas par des déclarations, mais par des gestes simples, presque invisibles. Ces fleurs, qui nécessitent du soin pour survivre, rappellent la nécessité d’une attention discrète et constante. Elles témoignent aussi de la fragilité de ce lien unilatéral : à tout moment, comme la rose blanche sur la Vespa, il peut être balayé par un simple courant d’air.

Pourtant, la narratrice n’en éprouve ni regret ni amertume. Son amour, à l’image de ces fleurs qu’elle a plantées contre toute attente, demeure, qu’il soit vu ou non, reconnu ou non. Car ce qui compte, ce n’est pas tant la réciprocité que la capacité à faire exister, envers et contre tout, un sentiment pur.

L’empreinte du silence : la puissance littéraire de Si peu

Ce qui fait de Si peu un véritable coup de cœur, c’est la subtilité avec laquelle Marco Lodoli transforme une histoire d’amour silencieuse en une méditation sur le temps, la mémoire et l’obsession. À travers un récit d’apparence modeste – 142 pages à peine – l’auteur parvient à condenser toute une vie de désir inassouvi et d’attente, inscrivant ainsi la solitude et l’illusion amoureuse au cœur même de la narration. Ce roman n’est pas seulement le témoignage d’un amour non partagé ; il est aussi une réflexion sur la manière dont la littérature elle-même capte et déforme le réel.

Lodoli construit un jeu de miroirs fascinant où la frontière entre l’expérience vécue et le fantasme devient poreuse. La narratrice, bien que spectatrice passive de sa propre existence, se révèle être une véritable architecte de son imaginaire, transfigurant son amour en une quête quasi mystique. L’auteur met en tension l’inertie du personnage et la force souterraine de son intériorité, créant ainsi un contraste puissant qui donne au texte une intensité rare.

D’un point de vue littéraire, Si peu s’inscrit dans une tradition de récits où l’amour devient un prisme pour interroger la condition humaine. L’écriture de Lodoli, d’une sobriété exemplaire, évite toute emphase inutile et privilégie une économie de moyens qui amplifie l’impact émotionnel du texte. Cette retenue stylistique n’est pas une absence, mais un art du silence : chaque phrase semble pesée, chaque omission résonne, chaque non-dit devient une vibration sous la surface du récit.

Loin d’une bluette sentimentale, le roman se distingue par sa capacité à capturer l’essence d’un amour déséquilibré et à le faire résonner bien au-delà de ses personnages. En cela, il rejoint la lignée des œuvres qui interrogent le désir et le renoncement, rappelant par moments la délicatesse introspective d’un Modiano ou la mélancolie contemplative d’un Kawabata. Avec Si peu, Lodoli prouve que la grande littérature ne se mesure pas à l’épaisseur d’un livre, mais à la profondeur de son empreinte.

Le dernier roman de Marco Lodoli, un vrai coup de cœur Photo CaféLitté – ©CaféLitté

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