Nouvelle Francophone Contemporaine

Il est six heures à Kiev. À moitié éveillée, Oléna éteint le réveil de son téléphone et glisse le doigt sur l’icône bleue de Facebook pour voir ce qui s’est passé dans le monde pendant qu’elle dormait. D’habitude, il ne se passe rien, du moins le jeudi, à six heures du matin. Mais l’exception, aussi inattendue soit-elle, confirme la règle. Cette fois-ci, sa routine matinale la sort violemment du sommeil. Opération, conflit, agression militaire, régions, séparatistes, Donbass : depuis deux semaines, ces mots font la une de la presse. Rien de nouveau ( sauf explosions, Kramatorsk, Kiev ), mais aujourd’hui ils surgissent avec une brutalité accrue. Oléna se lève de son lit et se dirige vers la cuisine. L’odeur du café du matin fait frémir ses narines et la rassure immédiatement. Rien ne dénonce le bouleversement imminent. Oléna se protège avec la ceinture de sécurité de ses habitudes.

– C’est incroyable ! Tu as déjà vu ?, demande Oléna à son mari en lui montrant la vidéo du discours de Zelensky.

– La guerre a commencé, répond Borys en lui tendant une tasse de café. Il faut vite prendre des mesures. C’est plus grave qu’on ne le pensait.

– Mais ils ne vont pas arriver jusqu’à Kiev… Ça ne va pas durer… Ce n’est pas possible… ça ne va pas durer, non, c’est rien ( répète Oléna pour ne pas céder à la panique ), ce n’est pas la première fois… Ce conflit date… C’est rien…

– Oléna, deux explosions à Kramatorsk, Marioupol et Kiev sont visées. Monastyrsky vient de confirmer des attaques de missiles de croisière et balistiques sur Kiev, et tu dis toujours que c’est rien ? C’est grave… c’est très grave ! Tu te rends compte ?

– Et qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?, demande Oléna d’une voix tremblante.

– D’abord, on va se calmer, ma chérie. Réveille Marko et fais les valises ! Entre-temps, je vais aller au centre pour faire des courses et puis à la banque.

La guerre n’est qu’un mot du manuel d’histoire jusqu’à ce que les premières sirènes d’alerte retentissent. Glauque, longue et lugubre, la bourrasque meurtrière souffle sur Kiev. Un bruit effrayant qui vient nier ce que la civilisation a appris à l’homme. En quelques secondes, il révèle que nous ne sommes que des objets dont le lieu, la durée et la manière d’existence sont déterminés par l’absurdité humaine. Un sifflement aigu et strident qui démontre que la guerre n’est plus la mort et la tragédie des autres.

Oléna se dirige vers la chambre de Marko. Elle prend à nouveau son téléphone et tombe sur une vidéo montrant le bombardement de Tchernigov et de Kharkov. Elle prend une valise, y met trois pulls, puis revient dans la cuisine. Sans vraiment savoir pourquoi, elle prend des bouteilles d’eau vides et les met dans un sac à dos — elle avait lu quelque part qu’elles pourraient être nécessaires. De temps en temps, elle sort sur le balcon, tentant d’entendre des explosions ou des tirs d’artillerie. Tout est calme. Tout ce qu’elle perçoit, ce sont les bribes de conversations de ses voisins. Elle retourne dans la chambre et continue de faire sa valise. Tous ses mouvements sont automatiques. Elle a l’impression d’être dans un rêve jusqu’à ce que Charik s’approche de la valise et commence à aboyer, en remuant la queue et en la fixant du regard.

Un brouillard angoissant et une odeur indéfinissable enveloppent Kiev. Les rues sont teintées de fantasmes. Mais c’est une réalité. Dans cette réalité, Borys observe une femme qui tient son enfant d’une main et traîne une valise de l’autre. Où va-t-elle ? se demande Borys. En tout cas, elle ne semble pas non plus prête pour une telle matinée.

Borys conduit en direction du centre de Kiev. Près du métro, devant le distributeur de billets, une énorme file d’attente s’est formée. Il en cherche un autre aux alentours sur Google Maps, mais partout la situation est la même. Il se rend alors au magasin pour faire des courses. De retour au deuxième distributeur, il constate que la file d’attente ne s’est pas réduite. Lorsque son tour arrive, il découvre que le nombre de tentatives de retrait d’argent est épuisé. Il se dirige vers le troisième distributeur le plus proche. En attendant son tour, il compose le numéro de son cousin Ivan, qui vit dans le Donbass. Le bruit du bombardement précède sa voix étouffée : « Ils attaquent, frère, ils bombardent… Mais ne t’inquiète pas, ça va bientôt finir, » lui répond Ivan.

Borys le croit encore : Ivan n’est pas n’importe qui, il ne ment jamais ! Un optimisme naïf. Après un deuxième bombardement qui résonne au téléphone, Borys comprend que la guerre n’est pas prête de se terminer et qu’ils s’enfoncent dans un cauchemar grandissant. Ils vont errer dans les labyrinthes de la guerre, sans aucun espoir de sortie…

La guerre ne se termine pas comme Ivan l’avait promis. Le lendemain, Kiev se réveille au vacarme des sirènes. Le bruit des explosions résonne même au centre-ville. L’annonce de la mobilisation générale du pays ne tarde pas. Des kilomètres d’embouteillages encombrent la ville, les habitants se réfugient en masse dans le métro de la capitale par crainte des bombardements, tandis que les files d’attente s’allongent devant les stations-service, les pharmacies et les magasins d’alimentation. Borys, comme des milliers d’autres Ukrainiens, conduit en direction de la gare.
– Où va-t-on, papa ?, demande le petit Marko en caressant le dos de Charik.

– Vous allez faire un petit voyage avec maman, et après, Charik et moi allons vous rejoindre, mon petit, répond Borys en cherchant le regard de sa femme, assise à côté.

– Comment ça, avec maman ?,réagit Oléna, la voix agacée, – et toi, où seras-tu ?

– On en a déjà parlé, Oléna. Ne recommence pas, s’il te plaît ! Je vous ramène à la gare, vous passerez une nuit à Khmelnitsky, puis vous traverserez la frontière polonaise, explique Borys calmement.

– Non, je ne suis pas d’accord, on n’ira nulle part sans toi !

-Si, Oléna. On n’a pas le choix ! Il faut défendre notre terre !

-Je comprends cette attitude patriotique, mais tu n’es même pas militaire ! Ce n’est pas une décision à prendre à la légère.

– Militaire ou pas, c’est notre devoir à tous ! Se battre jusqu’à la fin et défendre notre pays. Je ne vais pas fuir comme un lâche.

– Et nous ? Qu’allons-nous devenir ? Tu nous laisses seules ?

– Vous serez en sécurité jusqu’à ce que la guerre se termine.

– Je ne veux pas que Marko te considère comme un héros. Je veux juste que tu sois à ses côtés et le voir grandir. Tu sais très bien que les héros n’existent que dans les films.

– Ce n’est pas de l’héroïsme. C’est simplement notre devoir envers notre patrie.

– La guerre, ce n’est pas un devoir. La guerre, c’est du sang, des gens mutilés, des champs jonchés de cadavres, et une violation de toutes les lois et conventions.

– Si tout le monde pensait comme toi, notre pays n’existerait plus depuis longtemps.

Un brusque silence s’installe entre eux.

-De tout façon, même si j’en avais envie, je ne pourrais pas partir avec vous. Ils ont déjà annoncé la mobilisation générale dans tout le pays.

– On va trouver une solution…

– Il n’y en a qu’une : rester et se battre jusqu’à la fin. N’insiste pas, s’il te plait !

La voiture est coincée dans un énorme embouteillage de plusieurs dizaines de kilomètres qui bloque la route principale menant à la gare. L’attente semble éternelle. Le temps s’est arrêté, ici et maintenant. Pendant les guerres, il n’y en a qu’un seul : rien que le présent.

Les panneaux d’affichage le long de l’autoroute arborent les couleurs du drapeau ukrainien. Le pays respire le patriotisme mêlé à une peur diffuse pour l’avenir. La radio annonce de nouvelles offensives russes sur différentes villes ukrainiennes. « Les soldats ukrainiens sacrifient leurs vies pour éviter un second Tchernobyl. C’est une déclaration de guerre contre toute l’Europe, » déclare l’animateur, résonnant dans les oreilles d’Oléna. Elle sort précipitamment son téléphone de sa poche. Sur les réseaux sociaux, tout le monde espère devenir un héros, mais personne ne veut mourir. Ils veulent vivre tout en accusant ceux qui ne veulent pas « mourir pour la patrie ». Les véritables héros sont peu nombreux et, comme toujours, silencieux, simplement parce qu’ils sont morts.

L’aéroport est un lieu extraordinaire, à la fois impersonnel et provisoire, qui signale le début ou la fin de quelque chose. C’est un couloir entre deux vies et deux histoires. Oléna est là, debout, les yeux fixés sur les portes du terminal. Avec Marko, elle se dirige vers la sortie. Un groupe de jeunes les attend avec des affiches portant les inscriptions « Nous sommes tous Ukrainiens ! », « Bienvenue à Marseille » et « Slava Ukraini ! ». L’un des jeunes s’approche d’Oléna, lui tend un bouquet de roses jaunes et murmure doucement : « Nous sommes avec vous. L’Ukraine va gagner ! » Oléna le remercie et sourit faiblement. « Comme s’il s’agissait d’un match de foot, » pense-t-elle. Ils ignorent que dans une guerre, il n’y a jamais de gagnant, seulement des perdants. Oléna ne veut pas gagner. Elle veut simplement ne pas perdre son pays, sa maison, son mari et sa paix.

Jeudi 24 mars 2022. La guerre continue.

Oléna n’a jamais imaginé qu’elle pourrait s’habituer à la guerre. Peut-être parce qu’elle a toujours pensé que la guerre n’arrivait qu’aux autres.

Récit écrit en janvier 2021, marqué par deux conflits : la guerre en Ukraine et la guerre dans le Haut-Karabakh, suite à l’agression violente de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie.

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