Dans le secteur de l’édition, l’usage de l’intelligence artificielle reste encore marginal. Tandis que les bibliothécaires et les lecteurs apprécient l’IA pour ses capacités à améliorer l’indexation, le catalogage et les recommandations personnalisées, de nombreux acteurs du domaine – éditeurs, auteurs et traducteurs – restent sceptiques quant à la collaboration entre cette révolution technologique et le monde du livre. Pour en savoir plus sur le potentiel de l’IA dans le domaine éditorial, CaféLitté est allé à la rencontre de Benjamin Villard, responsable des Éditions du Pointu à Marseille.
Comment l’intelligence artificielle a-t-elle influencé le secteur de l’édition jusqu’à présent ? Pouvez-vous nous donner des exemples concrets d’outils d’IA que vous utilisez ou que vous voyez utiliser dans le monde éditorial ?
Je ne suis pas sûr que l’IA influence directement notre travail. Cependant, ce qui est certain, c’est qu’elle change notre perception et notre rôle en tant que récepteurs et éditeurs. Nous devons constamment nous interroger sur l’originalité des œuvres. Il est indéniable que des outils pratiques sont largement utilisés dans le monde de l’édition. Les sites de correction orthotypographiques et de traduction automatique sont omniprésents. C’est l’aspect pratique de l’IA. Il y a aussi, sans doute, des algorithmes très précis utilisés pour les plans de diffusion et les placements en librairie. Par exemple, certains titres peuvent être ajustés pour correspondre à la sociologie d’un quartier particulier.
Personnellement, je n’ai pas recours à l’IA, car l’accident et l’imprévu sont au cœur de mon travail. Enregistrer l’improvisation sur un support fait déjà perdre une part de spontanéité, et ajouter le lissage de l’IA annulerait complètement l’expérience de l’imprévu que j’essaie de transmettre et de partager.
Lorsque je discute avec des collègues graphistes ou des auteurs en auto-édition, il arrive souvent qu’ils avancent l’idée d’utiliser l’IA pour un premier jet, en considérant cet outil comme pratique pour matérialiser une idée. Cependant, je trouve cet argument quelque peu bancal. Si la pratique pose problème en raison de limitations personnelles, il est préférable de faire appel à quelqu’un de plus expérimenté ou de perfectionner ses propres techniques pour atteindre la sincérité dans l’acte créatif.
Un autre argument fréquemment évoqué est le gain de temps. Cet aspect me met particulièrement mal à l’aise. La quête de l’efficacité et du gain de temps semble paradoxale dans le contexte de la création culturelle et artistique. L’art n’est pas censé être une course contre la montre ou un produit de masse.
En fin de compte, utiliser l’IA pour accélérer le processus répond à un enjeu de production rapide, mais cela peut se faire au détriment de l’essence même de l’art. La création artistique n’est pas là pour produire à la chaîne; elle doit privilégier la profondeur et la qualité sur la quantité.
Pensez-vous que l’intelligence artificielle pourrait remplacer certains aspects du travail d’un éditeur ? Si oui, quels seraient ces aspects et dans quelle mesure ?
Oui, en théorie, l’IA peut remplacer de nombreux aspects pratiques du travail d’un éditeur. Elle peut corriger des textes, les traduire, mettre en page, organiser l’impression, et même gérer la livraison et la distribution des livres aux points de vente. L’IA a le potentiel de couvrir tous ces aspects logistiques et techniques. Cependant, il y a un « mais » crucial : l’IA ne peut pas remplacer la sensibilité et la perception humaines. L’IA fonctionne en répondant à des besoins et à des demandes spécifiques, cherchant toujours à satisfaire ces exigences. Elle posera sans cesse des questions telles que « Est-ce que cela vous convient ? » ou « Souhaitez-vous que je continue dans cette direction ? ». Mais ce n’est pas le rôle de l’éditeur ou de l’artiste de simplement répondre à un besoin de satisfaction. Leur véritable mission est de créer, d’interpréter, et de transmettre des nuances et des émotions que l’IA, en tant qu’outil, ne peut pas reproduire.
Quels sont les défis éthiques que pose l’utilisation de l’IA dans l’édition ?
L’utilisation de l’intelligence artificielle dans l’édition pose plusieurs défis éthiques majeurs. L’un des problèmes les plus pressants est la menace potentielle pour certains acteurs du secteur, comme les traducteurs. Bien que l’IA puisse traduire des textes, parfois même en respectant des contraintes stylistiques spécifiques, elle ne remplace pas entièrement le travail humain.
La traduction ne se limite pas simplement à la conversion de mots d’une langue à une autre. Elle implique une interprétation profonde de l’œuvre originale, et le traducteur joue un rôle crucial en tant qu’interprète, presque comme un comédien, offrant une performance de la langue. Cette dimension artistique et culturelle va bien au-delà de ce que l’IA peut reproduire, car elle intègre des nuances, des émotions et des contextes qui nécessitent une compréhension humaine profonde. Le traducteur, par son travail, apporte une spontanéité et une fraîcheur à l’œuvre en l’actualisant à travers son geste de traduction. Cette spontanéité permet de vivre une expérience esthétique unique et enrichissante. En revanche, la traduction effectuée par une IA risque de manquer de cette dimension vivante, produisant un résultat plus plat et moins engageant.
L’IA commence déjà à remplacer divers acteurs du secteur. Par exemple, les sites qui recommandent des titres jouent un rôle similaire à celui des libraires. Cependant, ces systèmes ne se contentent pas de suggérer des livres en fonction des goûts littéraires ; ils peuvent aussi connaître des détails personnels tels que vos préférences en matière de café, votre salle de sport préférée, et même la couleur de votre papier toilette. En ce sens, l’IA est un vendeur extrêmement efficace. L’IA répond principalement à un besoin de satisfaction, mais c’est là le problème. Pour moi, un bon libraire ne se définit pas par sa capacité à vendre, car cela établit un rapport purement transactionnel entre vendeur et client. Dans le domaine du livre et des arts, nous parlons plutôt de sensibilité et d’engagement émotionnel. En tant qu’éditeur, je suis profondément impliqué dans la transmission du message d’un auteur ou d’une artiste à travers le livre. Mon objectif est de capturer et de reproduire cette expérience émotionnelle.
« L’IA cristallise un système économique et culturel qui privilégie le profit et le libéralisme sauvage. Ce système tend à lisser et uniformiser les expériences culturelles, créant une sensibilité universelle qui peut effacer les particularités et les nuances. »
Si je fais bien mon travail, le libraire, à son tour, sera capable de percevoir cette expérience et de la transmettre à ses clients. Un bon libraire n’est pas simplement celui qui vend, mais celui qui parvient à maintenir cette fidélité au message original, même si le lecteur n’apprécie pas le livre. L’art n’est pas là pour plaire à tout le monde, mais pour offrir une expérience. La qualité d’un libraire se mesure par sa capacité à partager cette expérience authentique, qu’elle soit appréciée ou non.
Cependant, la question éthique soulevée par l’IA n’est pas seulement une question de remplacement des emplois ou des activités. Elle reflète une problématique plus générale : l’IA cristallise un système économique et culturel qui privilégie le profit et le libéralisme sauvage. Ce système tend à lisser et uniformiser les expériences culturelles, créant une sensibilité universelle qui peut effacer les particularités et les nuances.
L’utilisation de l’IA ne fait que renforcer un système préexistant, qui privilégie des valeurs économiques sur des valeurs culturelles et esthétiques. Ce rapport de force ne naît pas de l’IA elle-même, mais du système qui a précédé sa création et qui l’a engendrée. En utilisant l’IA, on se positionne dans ce contexte socio-économique et culturel.
Les régulations spécifiques devraient-elles être mises en place concernant l’usage de l’IA dans ce secteur ?
C’est une question délicate, car la réponse spontanée serait probablement de dire oui. Comme pour les retouches photographiques, on pourrait envisager d’ajouter une mention légale pour indiquer qu’une illustration ou un texte a été créé en collaboration avec une intelligence artificielle.
Cependant, cette approche pose un problème concernant la propriété intellectuelle. Si l’on fait une telle mention, il serait nécessaire de créditer non seulement l’IA, mais aussi le logiciel ou l’algorithme qui a généré le contenu. Cela soulève une difficulté juridique importante : créditer une entité comme l’IA pourrait lui permettre de revendiquer des droits sur une quantité infinie de texte, qu’il soit significatif ou non.
Donc, bien que la question du cadre légal pour l’utilisation de l’IA dans l’édition soit cruciale, il est également important de réfléchir à l’évolution des droits locaux et internationaux en la matière. Fermer une porte juridique à l’IA pourrait en ouvrir plusieurs autres, d’où la nécessité d’une approche bien réfléchie.
Dans les domaines de la traduction et de l’édition scientifique, l’IA devient de plus en plus incontournable. Quel est l’état actuel de l’utilisation de l’IA dans la création littéraire ? Pensez-vous que l’IA pourrait un jour remplacer la créativité humaine ? Quelles sont les limites actuelles de l’IA dans ce domaine ?
La créativité n’est pas une question pertinente dans le contexte de l’IA. L’IA ne crée pas véritablement ; elle génère des contenus en se basant sur des modèles et des données existants. Cette distinction est fondamentale. L’IA est limitée à la génération de contenu et ne peut pas créer ex nihilo.
Si l’on transpose cela aux artistes, l’homme ne crée pas non plus à partir de rien. Il génère des expériences sensibles à travers son art. Cependant, l’IA est incapable de spontanéité dans le processus créatif. La spontanéité est essentielle à la véritable création. Sans elle, il n’y a pas de création au sens propre du terme. L’IA se contente de répondre à des questions telles que : « Qu’est-ce que vous voulez ? Est-ce que cela vous convient ? ». Le créatif dépasse ces interrogations. L’Artiste décide, l’IA propose.
Concernant les limites actuelles de l’IA, elle les a déjà atteintes et ne les dépassera jamais. Elle ne pourra jamais devenir véritablement créative. L’IA est fondamentalement générative, et ce n’est pas simplement une question de degré, c’est un « jamais » véritable. Elle ne saura jamais être spontanée ; elle fonctionnera toujours selon un circuit de réponses binaires — oui, non, si, alors. En fin de compte, l’IA reste intrinsèquement informatique, et elle ne pourra jamais transcender cette nature pour atteindre une véritable créativité.
Quelles innovations attendez-vous de l’IA dans le domaine de l’édition, et quelles craintes avez-vous à son sujet ?
En tant que récepteur, que ce soit en tant que public ou éditeur, je n’attends rien de l’IA dans le domaine de la création. Je crois qu’il n’y a rien à attendre de l’IA pour ce qui concerne la réflexion créative et l’innovation artistique. L’IA peut être utile pour certains aspects pratiques et techniques, mais elle ne représente pas l’outil idéal pour progresser dans notre réflexion créative.
Je reconnais que l’IA peut avoir une utilité dans certains contextes créatifs. Par exemple, la romancière Rie Kudan, lauréate du prestigieux prix Akutagawa, a admis avoir utilisé ChatGPT pour écrire environ 5 % de son roman. Cependant, l’utilisation de l’IA dans ce cas était spécifique : le roman traitait de l’IA elle-même. C’est un peu comme si Kubrick avait écrit le scénario de 2001, l’Odyssée de l’espace avec une IA alors que le film mettait en scène une IA centrale.
C’est une utilisation intéressante et contextualisée de l’IA, mais il ne faut pas s’attendre à des créations révolutionnaires. L’IA génère du contenu qui peut être amusant, mais du début à la fin, il manque souvent de véritable génie. En réalité, l’expérience avec les contenus générés par l’IA reste surtout une expérience ludique. L’IA n’a pas conscience du sérieux des questions qu’on lui pose, et elle ne prend rien vraiment au sérieux. Que vous demandiez une recette de cake ou une solution pour résoudre les conflits mondiaux, l’IA ne fera pas de distinction dans son traitement des questions. Elle abordera les deux de manière uniforme. C’est peut-être cela le plus important à retenir : l’IA ne prend rien au sérieux. Pour moi, cette caractéristique est en fait une excellente nouvelle pour le domaine de la création, car elle atténue les craintes liées à l’influence de l’IA dans ce domaine.
Benjamin Villard en plein processus de création. © Archives personnelles
Lorsque nous interagissons avec l’IA, nous sommes souvent confrontés à ce que l’on appelle la « vallée dérangeante » ou uncanny valley. Ce concept, développé par le théoricien japonais Mori Masahiro en robotique, suggère que plus un objet humanoïde ressemble à un humain, plus notre cerveau détecte les petites imperfections qui le rendent « monstrueux ». Il en va de même pour les créations générées par l’IA : notre cerveau détecte inconsciemment qu’il s’agit d’une production artificielle, ce qui peut susciter un sentiment de malaise.
Cette réaction est particulièrement évidente avec les images, où les anomalies sont plus faciles à repérer. Cependant, cette « vallée dérangeante » peut être bénéfique pour deux raisons principales. D’abord, le public, confronté à une saturation de ces productions artificielles, affirmera ses exigences et ses préférences en matière d’art véritable. Ensuite, les artistes eux-mêmes bénéficieront de cette dynamique..
Comme l’a dit Alexandre Astier dans une interview, l’IA est une menace uniquement pour les personnes paresseuses. En effet, un véritable artiste n’a pas à craindre l’IA, car leurs activités sont diamétralement opposées. Si un artiste ressent une menace de la part de l’IA, cela signifie qu’il y a une confusion sur ce que signifie réellement être un artiste. L’art n’est pas une affaire de paresse ; c’est une quête constante de remise en question et de perfectionnement. Les artistes qui se contentent de la technique au détriment de la créativité risquent de se retrouver en difficulté face à l’IA, qui ne peut que générer, et non créer, de manière authentique.
Il est souvent surprenant pour certains que le public puisse développer une telle sensibilité aux créations générées par l’IA. Souvent, les gens réagissent avec une certaine réticence en constatant que ce qu’ils ont devant eux est une œuvre produite par une intelligence artificielle. Cela pourrait même les amener à rejeter ces créations ou, du moins, à ne plus les accepter.
Les Éditions du Pointu, basées à Marseille, sont un studio artistique itinérant novateur, inspiré par le pointu, une petite embarcation typique des rives méditerranéennes. Il se consacre à l’enregistrement de productions poétiques provenant de différents pays méditerranéens et propose des créations à la fois plurilingues et pluridisciplinaires, englobant la littérature, le graphisme et la musique. Le livre devient ici un véritable carrefour artistique, un lieu où diverses disciplines se rencontrent et se fusionnent.
À la tête de ce studio, Benjamin Villard détecte les pépites artistiques, fait confiance à son instinct tout en naviguant habilement entre créativité et défis financiers. C’est une aventure où chaque jour apporte son lot de découvertes et d’innovations. La seule règle immuable : rester fidèle à l’esprit d’ouverture et de diversité qui caractérise cette belle entreprise méditerranéenne.