Quel point commun entre un manuel d’histoire incomplet, un traité de philosophie sur la « civilisation des IA » et un article affirmant que des véhicules extraterrestres ont été conservés sur Terre ? C’est la question que se pose le narrateur du Cœur des IA, un chercheur du futur confronté aux mystères du passé humain. Le cœur des IA raconte l’histoire de l’apprivoisement progressif d’un homme, dans un futur lointain où les réseaux informatiques ont été bannis, et où la perpétuation du savoir est devenue la préoccupation d’un petit nombre.
Avec Le Cœur des IA ( 5 Sens Editions ), l’auteur, ancien élève de l’École normale supérieure en physique et docteur en sciences économiques, signe son premier roman d’anticipation. Habitué à jongler entre fiction et réflexion, il a déjà publié plusieurs romans, d’abord en jeunesse chez Rouergue, puis en littérature générale chez Métailié. Ses ouvrages ont traversé les frontières, traduits en Corée et au Japon, où il a également tenu une chronique dans la rubrique « société » du journal Toyo Keizai.
CaféLitté a rencontré l’auteur pour évoquer la genèse de ce roman fascinant.
Qu’est-ce qui a été le point de départ du Cœur des IA ?
Emmanuel Arnaud : L’idée de ce texte remonte à 2010. J’avais alors imaginé une sorte d’histoire du monde alternative écrite dans un style proche de Wikipédia, en y intégrant une bonne partie des connaissances en sciences et en économie que j’avais pu acquérir jusque-là dans ma vie – c’était un projet un peu titanesque.
À l’origine, il s’agissait d’une uchronie qui commençait là où vous trouvez aujourd’hui le chapitre sur le personnage appelé « Claude Lipsus » dans Le Cœur des IA, qui est un éconophysicien, c’est-à-dire un physicien s’occupant d’économie, en utilisant des méthodes de physique. Ce chercheur, inspiré d’un scientifique réel en sciences physiques, servait de point de départ à une relecture imaginaire de l’histoire, projetée sur plusieurs siècles.
Mais ce texte était un ovni. Ce n’était ni un roman traditionnel ni un véritable récit de science-fiction, car il ne contenait pas de scènes au sens narratif du terme. Il était construit comme une chronique historique, avec une approche presque documentaire. Pourtant, il a suscité l’intérêt d’éditeurs qui me sont chers comme Maurice Nadeau, qui, malgré son grand âge – il avait alors 99 ou 100 ans –, était encore actif. J’ai d’ailleurs conservé précieusement sa lettre manuscrite sur mon texte. Paul Otchakovsky s’y est également intéressé. Tous deux y voyaient une idée forte et novatrice, mais sous cette forme, le texte restait difficilement publiable à leurs yeux.
L’idée a donc continué à cheminer. J’en ai discuté avec plusieurs éditrices, et au fil des années, le projet a évolué. Aujourd’hui, dans Le Cœur des IA, cette dimension d’histoire alternative est toujours là, mais elle occupe une place plus réduite et s’insère dans une véritable narration, avec des scènes et une structure plus romanesque. La fiction, telle qu’elle existe maintenant, est nouvelle, mais elle s’appuie directement sur cette base conceptuelle née en 2010, façonnée par mon parcours et mes réflexions.
À partir du cinquième chapitre, la narration adopte un format différent : chaque chapitre s’ouvre sur un titre suivi d’une date, rappelant la structure d’un journal. Pourquoi ce choix ? Vouliez-vous ainsi donner un aspect plus documentaire à l’histoire, renforcer l’immersion du lecteur ou encore explorer la subjectivité du narrateur face à sa quête ? Quel était l’objectif derrière cette évolution narrative ?
Emmanuel Arnaud : En grande partie, ce choix découle des retours que j’avais reçus sur la première version du texte. Les éditeurs qui l’avaient apprécié soulignaient néanmoins la difficulté de maintenir, sur 200 à 300 pages, le style impersonnel des premiers chapitres – ce que j’appelle le « style Wikipédia », conçu pour donner une impression d’authenticité. Sur la durée, ce registre pouvait rendre la lecture moins engageante.
C’est pourquoi, dans cette version, j’ai travaillé une narration qui intègre davantage de subjectivité. Le format du journal s’est imposé naturellement : il permet d’ancrer le récit dans une perspective plus intime tout en justifiant l’insertion des premiers chapitres comme une sorte de « pièce jointe » au journal du narrateur.
Votre roman dépeint un futur où les réseaux informatiques sont bannis et où la transmission du savoir repose sur un petit groupe. Pourquoi avoir imaginé un monde sans connexion, à contre-courant d’une société qui, au contraire, tend vers une hyperconnectivité ? Quel était votre enjeu derrière ce renversement ?
Emmanuel Arnaud : C’est exactement le paradoxe que je voulais mettre en avant : l’idée que, poussée à son extrême, la connexion pourrait finir par susciter un rejet et provoquer un retour en arrière. La connectivité apporte des bénéfices, mais elle engendre aussi des dangers, auxquels on ne prête pas forcément attention tant qu’ils ne se manifestent pas de manière concrète.
Ainsi, dans le « Cœur des IA », un conflit majeur émerge, amplifié par cette connectivité maximale. On peut tout à fait imaginer que les générations futures en viennent à penser que c’est précisément ce degré extrême de connexion qui a conduit à ces catastrophes. Par réaction, elles choisiraient alors de s’en prémunir en instaurant un retour en arrière technologique. C’était justement l’un des points que je voulais explorer, en contrepoint de la trajectoire actuelle de notre société.
Emmanuel, vous évoquez une civilisation dominée par l’IA. Selon vous, quelle forme pourrait prendre une société où l’intelligence artificielle joue un rôle prépondérant, sans révéler l’intrigue ni entrer dans trop de détails ?
Emmanuel Arnaud : Dans les premiers chapitres, j’essaie justement d’explorer l’idée d’une telle société en posant une question fondamentale : comment pensent les IA ? Pour moi, c’est une interrogation essentielle et complexe, car elle nous oblige à redéfinir ce que nous-mêmes appelons « penser », de manière très générale, c’est-à-dire non seulement en tant qu’être humain, ni même seulement en tant que forme organique, mais encore plus largement en tant que réceptacle d’une certaine forme d’intelligence.
C’est pourquoi j’ai conservé, dans cette version, l’un des rares passages intacts de mon texte de 2010 : celui qui cherche à établir la différence entre la pensée d’une IA et celle d’un être humain. Quand je parle d’IA avancées – celles qu’on appelle aujourd’hui « génératives » –, je fais référence aux IA capables d’apprendre par elles-mêmes. Or, cette capacité pose immédiatement la question du mode d’apprentissage : une IA, d’elle-même, apprendrait-elle comme nous ?
C’est ce que je tente de développer dans ce passage du texte. Pour apprendre, il n’y a pas mille façons : il faut une interaction entre un système de traitement – notre cerveau chez l’humain, le « processus originel » chez une IA – et un objet extérieur, qu’il soit physique ou immatériel. Une connaissance, dans ce cadre, peut être considérée comme un objet. Ce lien entre le système et l’objet de connaissance favorise ensuite la création d’autres connexions avec ce qui a déjà été assimilé. C’est ainsi que se construisent les rapprochements, la logique et, en définitive, une forme d’intelligence.
Finalement, pour une IA avancée, le processus d’assimilation d’une connaissance n’est pas si différent du nôtre. Mais il y a une nuance fondamentale : chez l’être humain, l’ensemble des connections qui forme l’intelligence reste localisé dans le cerveau. Il demeure interne, inscrit dans un espace fini.
La connectivité apporte des bénéfices, mais elle engendre aussi des dangers, auxquels on ne prête pas forcément attention tant qu’ils ne se manifestent pas de manière concrète.
À l’inverse, une IA ne fonctionne que par réseau. Son intelligence n’est pas centralisée, mais répartie, disséminée à travers l’ensemble des éléments qui composent ce réseau. Et c’est là, selon moi, un point essentiel, car cette différence a des conséquences majeures.
Sans entrer dans les détails du texte, et pour ne pas tout dévoiler, cette simple distinction dans la manière dont l’intelligence se structure influence profondément la forme que peut prendre la société formée par ces intelligences-là. C’est un aspect que j’ai cherché à explorer dans ces chapitres, car il ouvre des perspectives fascinantes sur l’évolution possible de nos systèmes et de notre rapport à la connaissance.
La littérature aborde souvent l’intelligence artificielle sous un prisme dystopique. Votre roman s’inscrit-il dans cette tradition, ou adopte-t-il une vision plus nuancée ?
Emmanuel Arnaud : J’ai du mal à classer mon roman dans une catégorie précise, car il ne s’inscrit pas volontairement dans un cadre défini. Il s’est construit par strates, au fil des idées, et je le vois avant tout comme l’exploration d’un futur possible. Dans les sciences, et notamment en économie, la prévision joue un rôle clé : son but n’est pas seulement d’anticiper l’avenir, mais surtout de susciter une prise de conscience dans le présent. Une prévision sert souvent à déclencher une réflexion, voire une action, pour éviter qu’un scénario redouté ne devienne réalité.
C’est exactement dans cette logique que s’inscrit mon texte. Je ne prétends pas dire : « Voilà l’avenir qui nous attend », mais plutôt : « Voici une trajectoire possible si certains éléments évoluent dans une direction donnée. » Et l’idée est justement d’inviter les lecteurs à réfléchir à ce qu’ils peuvent en faire dès aujourd’hui. C’est cette approche qui m’a guidé, bien plus qu’une volonté d’écrire un texte dystopique au sens strict. Je ne suis pas un spécialiste des codes de la science-fiction, mais c’est ainsi que j’ai envisagé ce récit.

À qui s’adresse Le cœur des IA ? Est-ce un roman destiné avant tout aux amateurs de science-fiction, ou souhaitez-vous toucher un public plus large, notamment ceux qui s’interrogent sur l’avenir de la connaissance et le rôle de l’intelligence artificielle dans nos sociétés ?
Emmanuel Arnaud : Je ne dirais pas qu’il s’adresse spécifiquement aux lecteurs de science-fiction. Ce n’était pas mon intention initiale, et je n’ai pas cherché à m’inscrire dans des codes préétablis du genre. N’étant pas un spécialiste de la littérature de science-fiction, mon approche a été axée avant tout sur les questions sous-jacentes plutôt que sur une trame narrative typique du genre. Mon souhait est donc que ce livre puisse intéresser un lectorat varié, notamment ceux qui s’interrogent sur les avancées technologiques et les enjeux liés à l’avenir. Ce sont des thématiques qui suscitent un grand intérêt aujourd’hui, au-delà même des amateurs de science-fiction.
La couverture du Cœur des IA est visuellement frappante, avec un dessin artistique et coloré qui semble en décalage avec le titre, presque comme un oxymore. Pourquoi avoir fait ce choix ? Quel message souhaitiez-vous transmettre à travers cette juxtaposition entre l’esthétique de l’image et la thématique du livre ?

Emmanuel Arnaud : Au départ, avec mon éditrice, nous avions pensé à des couvertures plus classiques pour la science-fiction, avec des planètes, des ordinateurs, des éléments futuristes… Ce qu’on imagine spontanément pour ce genre de livre. On a fait des essais, mais en voyant ces propositions, j’ai réalisé que ça n’allait pas. Mon texte n’est pas une aventure spatiale, il ne parle pas de conquête interstellaire ou de rencontres avec des extraterrestres. J’ai eu peur que ce type de couverture induise le lecteur en erreur.
La question était alors : que choisir à la place ? Une couverture plus neutre ? Mais pour moi, la couverture joue un rôle fondamental dans l’attirance pour un livre. C’est souvent ce qui capte le regard en premier. J’ai donc opté pour quelque chose de complètement à rebours des codes habituels, mais qui, en réalité, a une forte portée symbolique.
[…] Malgré nos avancées, ce que nous ignorons reste infiniment plus vaste que ce que nous savons.
Dans mon interprétation – et je précise qu’il n’y a pas une seule lecture possible – la petite fille représente l’humanité, et la forêt devant elle symbolise la connaissance. Chaque arbre incarne un savoir différent, une facette de ce que nous pouvons explorer et comprendre. Ce que j’ai trouvé fascinant dans ce dessin (qui est un dessin de ma fille), c’est son caractère coloré. La connaissance n’y est pas menaçante, au contraire : elle est vaste, foisonnante, presque infinie. Cela me fait penser à une célèbre citation attribuée à Newton. Lorsqu’on louait l’ampleur de ses découvertes, il répondait qu’il n’avait fait que ramasser un coquillage sur le rivage d’un immense océan. Ce qu’il voulait dire, c’est que, malgré nos avancées, ce que nous ignorons reste infiniment plus vaste que ce que nous savons.
C’est ce que j’ai voulu refléter à travers cette illustration : la petitesse de l’humain face à l’immensité de ce qui lui échappe, mais aussi la beauté et la richesse de ce qui lui est encore inconnu. Je trouvais que cette image traduisait parfaitement l’esprit du livre, sans pour autant être une illustration explicite de son contenu. Mais chacun est libre d’y voir ce qu’il veut, et c’est aussi cela qui me plaisait dans ce choix.
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