En février 2017, la famille Troadec disparaît mystérieusement à Orvault, près de Nantes. Ce fait divers marque à jamais la jeune journaliste Anaïs Denet et la pousse à exercer sa plume dans la littérature, en s’appuyant sur son expérience personnelle en tant que journaliste. Son besoin de comprendre cette affaire criminelle tourne à l’obsession et donne naissance à son premier roman, intitulé Troadec et moi. Appliquant ou contournant les méthodes apprises à l’école de journalisme, Anaïs Denet offre à ses lecteurs non seulement un aperçu détaillé sur la fameuse affaire Troadec, mais aussi une image approfondie sur les difficultés du métier de journaliste.
Au premier abord, le livre explore les différentes facettes de l’histoire de la famille Troadec ( Pascal et Brigitte Troadec, ainsi que leurs enfants, Charlotte et Sébastien ) qui disparaît de leur domicile. Mais Troadec et moi est avant tout une histoire sur le métier de journaliste. En plus de traiter et d’analyser l’affaire criminelle elle-même, l’auteure présente en profondeur les difficultés et les obstacles auxquels les journalistes sont confrontés quand ils couvrent des événements violents ou tragiques. Le livre est entièrement écrit à la première personne. Nombreux sont les extraits, dialogues et anecdotes où l’auteure partage ses ressentis et ses réflexions sur son expérience et son quotidien en tant que journaliste.
Le choix d’Anaïs Denet de raconter l’affaire Troadec sous forme de roman plutôt que sous forme d’un simple reportage est conditionné, d’une part, par son implication initiale dans l’affaire et d’autre part, par le besoin de l’exploration plus approfondie de ce fait divers et de ses différents aspects. De plus, Anaïs Denet prend également en compte la dimension éditoriale du roman qui aurait plus de chances d’avoir des échos dans la presse que la publication d’un simple essai : « Journaliste au média audiovisuel, je travaillais avec des formats assez courts et limités dans le temps. J’avais suivi ce fait divers du tout début jusqu’à la fin et donc j’avais énormément de notes, beaucoup de discussions avec les membres de la famille Troadec et beaucoup de matière. Et c’était assez difficile de faire rentrer tout ça dans le format audiovisuel. J’étais obligée de sacrifier les choses. Je me suis rendue compte du fait que le livre me permettrait de raconter une histoire en faisant des descriptions, en replongeant dans l’ambiance de l’époque, en révélant les éléments off que je ne pourrais pas forcément mettre dans un reportage télé. Et donc j’ai décidé d’en faire un livre. J’ai repris tous les articles de presse de l’époque. J’ai repris toutes mes notes, tous mes carnets que j’avais grattés au moment où j’étais en enquête sur cette affaire et j’ai tout mis sur un mur. Ensuite, j’ai rangé toutes les informations jour par jour, et ça m’a permis d’organiser mon récit d’une manière chronologique. Donc, c’était ma base. Il y avait aussi tous mes souvenirs. J’ai une assez bonne mémoire. Quand je vis des moments forts, je les marque dans mon esprit. Et cette enquête était un moment très fort pour moi. J’avais un souvenir très précis de ce que j’avais vécu, où j’avais dormi, à qui j’avais parlé. J’étais capable de restituer l’histoire jour après jour », nous raconte l’auteure.
Ainsi, elle trouve dans le récit littéraire ce qui lui manquait dans le reportage journalistique audiovisuel : la possibilité de développer les personnages, l’étude plus approfondie des motivations et des dynamiques de la famille Troadec, l’exploration du contexte, ainsi que plus d’espace pour exprimer ses réflexions et ses ressentis personnelles. Donc, l’écriture du livre permet à la journaliste d’approfondir un sujet qui ne faisait plus partie d’une actualité immédiate et l’analyser avec recul.
Anaïs Denet elle-même qualifie son roman comme étant de la non-fiction en soulignant que l’histoire qu’elle raconte est basée sur des faits réels et qu’elle a totalement respecté la véracité des faits. « Il n’y a aucun élément qui sort du réel. Tout est vrai dans mon livre. Je voulais rester vraiment collée à la réalité, et d’ailleurs c’était vraiment très important pour moi. Je ne voulais surtout pas être attaquable ou fragile là dessus. Donc, même dans la relecture, avant la parution du livre, j’ai vraiment tout vérifié, de A à Z, avec les témoins et avec les personnes concernées. Tous les éléments factuels ont été vérifiés très minutieusement, pour éviter les erreurs », nous raconte l’auteure.
En revanche, on voit bien qu’elle utilise souvent un langage et des techniques narratives plus proches de la littérature. Le livre commence par la dédicace À Jeannine. Il s’agit d’une mention imprimée en tête du livre, une technique littéraire qui sert à remplir différentes fonctions : reconnaissance et gratitude, hommages, connexion émotionnelle avec les lecteurs, indication du sujet ou du thème etc. Dans son ouvrage Seuils, Gérard Genette consacre un chapitre à la notion de dédicace comme élément paratextuel : « Le nom français dédicace désigne deux pratiques […] qui consistent à faire l’hommage d’une œuvre à une personne, à un groupe réel ou idéal, ou à quelque entité d’un autre ordre. Mais l’une concerne la réalité matérielle d’un exemplaire singulier, dont elle consacre en principe le don ou la vente effective, l’autre concerne la réalité idéale de l’œuvre elle-même, dont la possession ( et donc la cession, gratuite ou non) ne peut être, bien évidemment, que symbolique ». Genette définit la dédicace comme un seuil, un espace liminal entre l’auteur et le lecteur, entre la sphère privée de l’écrivain et la sphère publique de la publication. Elle peut avoir une dimension rhétorique et poétique et peut être utilisée pour introduire une tonalité particulière, établir une complicité avec le lecteur ou encore inscrire l’œuvre dans une tradition littéraire ou intellectuelle. La dédicace peut parfois être une stratégie de l’auteur pour influencer la réception de son œuvre. Bref, les dédicaces peuvent varier en fonction de l’intention de l’auteur. Ce qui est important, c’est que cela n’existe pas dans le journalisme. On ne dédie pas un reportage ou un article à une personne X.
Ainsi, on se rend compte dès les premières pages de Troadec et moi, qu’on est dans l’univers romanesque, et que la forme choisie de raconter ce fait divers relève de la littérature. Les descriptions détaillées, ainsi que les ressentis personnels sont une autre démonstration de la narrativité littéraire.
La journaliste joue un rôle important dans cette affaire. Elle apporte son expertise et ses recherches pour dévoiler les éléments de l’enquête. Le travail de documentation, de collecte de notes et d’informations permet de dresser une image précise de l’affaire criminelle aux lecteurs. Donc, elle utilise les compétences et les connaissances journalistiques pour faire découvrir l’histoire de la famille Troadec. Ce qui est important aussi, c’est que la journaliste est à la fois narrateur et protagoniste. Elle raconte à la première personne les détails de l’enquête mais aussi rend le public témoin de l’impact émotif de l’affaire. Cette manière particulière de raconter un fait divers met en question la réalité de l’influence émotionnelle que peut avoir un regard participant. « Certes, j’ai romancé mon écriture. Il y a des passages au présent où l’on vit des choses avec moi qui suis le narrateur mais qui suit aussi le personnage principal. Je donne souvent mon ressenti et j’explique comment je vis les choses. Vous pouvez avoir l’impression que vous lisez un roman, mais paradoxalement ce n’est pas un roman. Tous les éléments que j’utilise sont réels, même lorsque j’exprime mes ressentis qui ne sont pas forcément des choses réelles, puisque ce sont des émotions, mais ce sont mes émotions à moi, telles que je les ai vécues. J’ai verbalisé mes ressentis et pas ceux d’autres personnes », explique l’auteure.
Vous pouvez avoir l’impression que vous lisez un roman, mais paradoxalement ce n’est pas un roman.
A côté des descriptions détaillées et des tournures littéraires élaborées, on trouve également une certaine précision journalistique. L’auteure utilise un langage clair et direct. Tous les 14 chapitres du livre démarrent par une date et un lieu, ce qui permet aux lecteurs de suivre chronologiquement les événements et ne pas se perdre dans le flux d’informations. Il faut noter que c’est une habitude ou une règle journalistique à laquelle l’auteure reste fidèle. Il s’agit de la règle des 5w qui consiste à répondre à 5 questions fondamentales à la bonne compréhension du propos dans le corps du texte : What, Why, Who, When et Where.
Le titre de chaque chapitre est une indication fournissant aux lecteurs un aperçu des aspects importants qui seront présentés dans le chapitre en question. Ainsi, l’auteure suscite l’intérêt et oriente son lecteur tout au long du récit. « J’ai fait ça pour une dynamique, pour tenir en haleine, que les lecteurs aient envie d’aller plus loin à chaque chapitre, et c’est un réflexe presque littéraire que journalistique », explique l’auteure.
Il s’agit donc d’un récit, qui, semble-t-il, ne prétend pas à la littérature mais qui n’est pas non plus purement journalistique. Anaïs Denet assume à la fois son rôle de journaliste enquêteur mais aussi son point de vue personnel sur le fait divers. On a l’impression qu’il y a un certain affrontement entre le journalisme et la littérature. La littérature essaye de tirer le texte vers l’émotion, et le journalisme prétend constituer le texte en discours de vérité. On est donc dans le prototype du genre du journalisme littéraire qui est déterminée par une démarche de reportage de type journalistique mais avec l’utilisation de techniques littéraires qui donnent plus de visibilité à l’œuvre.
Selon l’auteure de Troadec et moi, cette alliance permet de rendre le récit à la fois informatif et émotionnel et de le voir comme un atout mais non pas comme une menace. « Je suis quelqu’un de très littéraire. Je lis énormément. J’ai baigné dans les livres toute petite, ce qui m’a donné aussi envie d’être journaliste. J’ai toujours écrit. J’adore écrire, écrire en longueur. J’aime faire des métaphores, des descriptions et je trouve que c’est ce qui est génial dans notre métier : c’est ce qu’on peut le faire de façon très factuelle, très brève mais qu’on peut aussi le détailler autant que possible et dans ce cas-là presque rejoindre à quelque chose de littéraire. Florence Aubenas en est un exemple parfait. Très littéraire dans son écriture, elle nous plonge dans des univers, dans des ambiances. Et pourtant, tout est vrai…», souligne Anaïs.