Fort du succès de la série de podcasts Des hommes violents diffusée sur France Culture il y a six ans, le journaliste Mathieu Palain poursuit son enquête dans son livre Nos pères, nos frères, nos amis, paru le 12 janvier 2023, aux éditions Les Arènes. Ce livre est le fruit d’une longue immersion qui lui a permis de recueillir de rares témoignages dans des groupes de paroles, dans une Maison des femmes, à des auditions judiciaires. Au plus près du réel, empruntant des techniques de l’écriture journalistique, le livre de Mathieu Palain est habilement tissé dans une trame narrative captivante.
Grâce à ses débuts dans le journalisme, Mathieu Palain a acquis une solide expérience dans la rédaction de longs articles, la recherche approfondie et la narration. Il considère cette période comme un précieux entraînement qui a ensuite servi de base pour se lancer dans l’écriture en tant que romancier. « Je suis sorti de l’école de journalisme en 2011 et je suis immédiatement rentré à Libération. J’ai tout de suite beaucoup écrit, beaucoup publié, donc ça m’a formé assez rapidement, Puis, j’ai commencé à travailler pour d’autres journaux notamment pour la revue XXI, qui m’a envoyé pour la première fois en reportage aux Etats- Unis. C’était quelque chose d’exceptionnel : j’avais 23 ans, j’étais encore débutant et on m’a fait confiance en m’envoyant à New York pendant un mois pour enquêter sur l’histoire d’un homme. En plus, c’était l’ endroit où j’ avais envie d’aller : une revue de grand reportage qui laissait le temps d’aller sur le terrain, et qui te laissait ensuite du temps pour raconter. Il s’agissait de très long articles entre 25000-50000 signes. Donc, c’était un luxe que je n’aurais pu trouver nulle par ailleurs dans la presse française. Le journalisme était une véritable école qui m’a permis d’apprendre à bien écrire, à maintenir le récit sur la longueur. Je pense que ça m’a servi d’entraînement pour ensuite écrire un livre », raconte Mathieu.
Roman vs. Podcasts : Quels Apports ?
La décision de Mathieu Palain de poursuivre son enquête dans un roman plutôt qu’une série de podcasts, ne sous-entend nullement une insuffisance du format podcast. En l’occurrence, le roman ne devient qu’un moyen complémentaire : « Je n’avais pas du tout l’idée, en commençant la série, de poursuivre mon travail dans un roman. En arrivant au bout de ces podcasts, j’ai eu l’impression d’avoir raconté une histoire qui se tenait mais qui n’était pas complète, dans le sens où je n’avais pas vraiment répondu aux questions pourquoi les hommes frappent, d’où vient leur violence et comment y mettre fin ?», souligne Mathieu Palain.
L’autre raison pour laquelle il a décidé de se lancer dans l’écriture du livre, étaient les innombrables retours de ses auditeurs. « J’ai reçu des dizaines de mails de femmes et d’hommes qui étaient concernés, ce qui m’a donné envie d’aller plus loin. En fait, je ne me voyais pas poursuivre l’enquête dans une suite de podcasts. La seule forme qui me semblait intéressante, c’était le livre. J’ai décidé de prendre toute cette matière, à la fois une partie telle qu’elle a été diffusée à l’antenne et toute la suite de l’enquête qui était nouvelle pour comprendre d’où vient la violence et réaliser que les monstres n’existent pas. Ce sont nos pères, nos frères, nos amis. Donc, le livre a apporté plus d’exploration thématique approfondie, plus d’espace de liberté ainsi que plus d’écho par rapport aux podcasts. »
Mathieu Palain déclare emprunter toujours les mêmes outils méthodologiques, que ce soit pour un livre ou pour un podcast : l’interview, le reportage, la prise de notes. Toutes ses productions tirent leurs sources sur le terrain : « Je vais sur le terrain d’abord, je pose beaucoup de questions, je prends des notes, je regarde, j’observe, je suis en reportage et seulement ensuite j’écris une histoire. Et c’est dans ce sens-là que ça se passe. Je n’invente pas une histoire tout seule, dans mon bureau et puis fais en sorte qu’elle ressemble à du journalisme. Je ne suis pas capable d’invention réelle. Je ne peux pas ouvrir une page blanche et inventer une histoire qui serait intéressante. Il faut qu’elle passe par le journalisme, et donc par le terrain.», nous explique Mathieu.
Je ne peux pas ouvrir une page blanche et inventer une histoire qui serait intéressante. Il faut qu’elle passe par le journalisme, et donc par le terrain.
Journalisme et Littérature : Où est la Frontière ?
Mathieu Palain définit le journalisme comme couverture des faits qui ont été vérifiés. Il est persuadé qu’il est tout à fait possible de raconter des histoires vraies qui sont captivantes au même titre qu’une histoire qui pourrait être inventée et qui serait racontée dans un roman. « C’est là où le mélange des genres se fait. Est-ce que vous arrivez, par votre style et votre rigueur journalistique, à captiver un lecteur de la même manière qu’il le serait s’il avait un roman entre les mains ? Écrire vrai ne veut pas dire écrire mal. Pour moi, l’existence de la frontière entre le journalisme et la littérature n’est qu’une simple vue d’esprit, parce qu’on écrit une histoire, que ce soit un écrivain de fiction ou un journaliste, pour qu’elle soit lue, pour qu’elle s’adresse à un lecteur. Comme le disait Françoise Giroud : « Ce n’est pas la peine d’avoir du talent à la cinquième ligne si le lecteur ne dépasse pas la troisième.» Si ton but est de captiver le lecteur pour qu’il te suive jusqu’à la dernière ligne, quand tu es journaliste, alors tu vise des techniques de narration et donc des technique littéraires pour le garder avec toi, pour raconter l’histoire jusqu’au bout. Cela veut dire qu’il ne faut pas se priver de dire je, ne pas se priver d’utiliser le dialogue à la forme directe, ne pas se priver d’introspection, de rentrer dans la psychologie des personnages. Pourquoi au nom du journalisme on devrait écrire mal ou écrire chiant ? Évidemment, il est beaucoup plus compliqué de faire du journalisme narratif, plutôt que de faire de la fiction, parce que dans la première forme on doit respecter la véracité des faits et les propos des personnages qui sont, d’ailleurs, des vraies personnes, ce qui nous oblige beaucoup plus ».
Mathieu Palain assume l’utilisation des procédés de la fiction pour raconter de la non-fiction en tant que journaliste littéraire. Mais à force de jouer avec la fiction, les lecteurs doutent souvent de la véracité de l’histoire. Alors, comment éviter que le lecteur doute de ce qu’on lui raconte ?
« C’est ce que fait Emmanuel Carrère. Il mélange la fiction et le réel pour tromper le lecteur. C’est ce que fait aussi Bret Easton Ellis dans son livre Les éclats. Il mélange des faits réels de sa propre autobiographie avec de la fiction totalement inventée. Je pense que c’est assez déroutant parce qu’on a envie d’y croire et en même temps on se doute que tout n’est pas vrai.», souligne Mathieu Palain. D’ailleurs c’est le cas aussi de son premier livre, Sale gosse, publié en 2019, aux éditions L’Iconoclaste : « Il est inspiré des faits réels. Là, il y a de la fiction qui est totalement assumée, tandis que Nos pères, nos frère, nos amis est un livre de journaliste. C’est pour ça d’ailleurs qu’il est publié aux Arènes, une maison d’édition qui ne publie pas de fiction. Je me suis pas amusé à tromper le lecteur dans ce livre en mélangeant la fiction et la non-fiction. Il n’y a que de la fiction, malgré l’utilisation des techniques littéraires », explique Mathieu.
Effectivement, Nos pères, nos frère, nos amis oscille également entre les deux types de narration : immersif et informatif. D’une part, l’auteur fait appel aux techniques littéraires telles que la création des images vivantes, le développement des personnages, des métaphores, des analogies et des détails sensoriels qui donnent une certaine poéticité au texte. D’autre part, il donne de nombreuses informations factuelles. Ce sont les données, les chiffres, les sources extérieures, la transcription de vrais dialogues qui viennent donner du poids à la fiabilité du roman et permettent aux lecteurs de faire confiance à ce que l’auteur raconte.
L’Objectivité, Une Chimère ?
Le principe du journalisme traditionnel consiste à présenter les faits de façon objective et équitable pour informer le public. Autrement dit, il a pour but de collecter, vérifier, sélectionner et synthétiser les faits afin d’en donner une vision objective. Dans la plupart des codes de déontologie journalistique, le concept de l’objectivité est présenté sous différentes règles que doit respecter le journaliste : rester neutre; s’abstenir de faire intervenir ses émotions et ses sentiments dans son écriture; être clair dans ses descriptions de la réalité, bannir l’approximation, l’invention, le mensonge, le rumeur; savoir sélectionner et agencer les éléments pertinents pour que la narration soit le plus proche possible de l’objet présenté.
Avec le déploiement universel des médias sociaux, de plus en plus de journalistes et d’analystes de médias interrogent sur la place de l’objectivité dans l’éthique professionnelle journalistique. Nombreux sont ceux qui ne le considèrent plus comme un idéal professionnel. Cette mise en question de l’objectivité s’appuie souvent sur les conditions externes de travail du journaliste et sur le caractère de l’écriture journalistique.
Dans le journalisme, il existe ce qu’on appelle un angle journalistique. Il s’agit de l’idée principale d’un article que l’on retrouve dans son accroche. C’est l’élément d’information principale que le journaliste a appris dans son enquête et que le reste de l’article doit développer. Trouver l’angle oblige le rédacteur à être critique face à un sujet et un reportage. Il y a deux questions à se poser : tout ce que j’ai vu, entendu, senti, compris grâce à ma connaissance préalable du sujet, qu’est-ce que ça veut dire ? Et du coup, qu’est-ce que je veux dire ? Ce « ce que je veux dire » constitue l’angle de l’article journalistique. Lors du choix de son angle, le journaliste doit également se demander : à travers quel aspect ai-je le plus de chances de donner une vue exacte des choses, quelles questions sont susceptibles d’intéresser le plus mes lecteurs ? Et c’est exactement là que la subjectivité individuelle du rédacteur ou celle de l’ensemble de l’équipe rédactionnelle se met en avant. Le choix de la façon de traiter une assemblée générale, un congrès, un match ou le parcours d’une célébrité dépend, en l’occurrence, de la créativité et de la subjectivité du journaliste. La sélection des informations, le choix de l’angle et le message essentiel sont le reflet d’une attitude personnelle.
Selon Mathieu Palain, l’objectivité journalistique n’existe pas : cela peut être un « indice de confiance » ou de « qualité » des connaissances, mais pas un synonyme de vérité. Un narrateur « objectif » est nécessairement soumis à une expérience de réalité subjective et personnelle : « L’objectivité c’est une chimère. Il n’est absolument pas possible d’être objectif parce qu’un journaliste ou un auteur raconte le monde à travers son regard, sa personnalité, son histoire, l’histoire de ses parents. Il est profondément marqué par l’endroit où il a grandi, par l’endroit qu’ il a quitté, par sa culture. Donc il est absolument impossible d’être objectif sinon cela voudrait dire qu’à partir du moment où je suis journaliste, je débranche mon cerveau et je supprime tout ce qui fait que je suis moi, avec mon histoire. », explique Mathieu Palain. Il propose de remplacer le concept d’objectivité par l’honnêteté, idéal vers lequel il faut tendre et qui peut être un puissant moteur du métier d’informer : « Ce n’est pas l’objectivité qui est objective, c’est l’honnêteté. Il faut savoir qu’on ne peut pas être objectif et que par essence on est subjectif. C’est cette honnêteté là dont on a besoin pour ne pas tromper le lecteur, pour lui dire qui parle. C’est d’ailleurs pour ça que parfois l’emploi de la première personne du singulier est recommandé dans les textes pour justement être transparent envers le lecteur. Le je est un rappel constant de l’auteur pour que le lecteur sache que l’histoire lui est raconté par un homme ou par une femme qui a décidé de raconter ce sujet pour une bonne raison, qu’il s’est interessé à ce sujet plutôt qu’à un autre pour une bonne raison aussi. Cette honnêteté là, elle honore le métier, et ceux qui parlent de l’objectivité, à mon avis, sont des menteurs.», assure Mathieu Palain.