Traduit dans une quarantaine de langues, auteur français à succès et lauréat des prestigieux prix Renaudot et Goncourt des lycéens, David Foenkinos s’impose comme une figure incontournable de la littérature française contemporaine. Dans cette interview exclusive avec CaféLitté, l’écrivain se confie sur son rapport à l’écriture, la place de la littérature dans sa vie, et dévoile en avant-première quelques détails sur son tout nouveau roman. Il évoque également sa rencontre marquante avec Milan Kundera et se prête au jeu du portrait chinois, révélant des aspects plus personnels et inattendus de sa personnalité.
– David Foenkinos, vos romans semblent souvent prédestinés à des adaptations cinématographiques. Pourtant, pour vous ce n’est pas du tout une fin en soi, et il vous arrive même de refuser certaines propositions, comme pour Vers la beauté. Quelles sont les conditions qui vous poussent à franchir le pas vers le cinéma, ou au contraire, à protéger le caractère littéraire d’un roman ?
– On me dit souvent que mes romans ont un aspect cinématographique, mais je pense que tout roman l’est en quelque sorte. J’ai une véritable passion pour les histoires bien construites, avec un début, un milieu et une fin. Bien que je reçoive de nombreuses propositions d’adaptation, je ne souhaite pas que tous mes livres deviennent des films. J’aime qu’un roman reste un espace où le lecteur peut imaginer son propre film, laisser libre cours à son imaginaire. Pour La Délicatesse, par exemple, lorsque mon frère et moi avons réalisé le film, Audrey Tautou s’est imposée à nous dès la première lecture du texte. Parfois, un projet se révèle suffisamment intéressant pour que je m’y engage. Mais concernant Vers la beauté, que tu as mentionné et qui est actuellement mon livre le plus lu, je préfère qu’il demeure un roman. Pour l’instant, je n’ai pas envie qu’il soit adapté au cinéma.
© CaféLitté, 2024. Tous droits réservés / Photos : Guillaume Pitiddu @lux_infinite
– Vous êtes traduit dans une quarantaine de langues. Quel est votre rapport à la traduction littéraire, à vos traducteurs, à vos éditeurs ? Est-ce que vous vous intéressez au destin des parcours éditoriaux de vos traductions, à leurs réceptions ?
– Oui, bien sûr. J’ai même établi des amitiés avec certains traducteurs, en particulier mon traducteur allemand. Les discussions que j’ai avec eux sont toujours passionnantes, et j’ai de nombreuses anecdotes drôles à partager. Par exemple, pour mon livre Numéro 2, qui traite du casting d’Harry Potter, mon éditrice anglaise m’a dit qu’on ne pouvait absolument pas le garder sous ce titre. Je lui ai demandé pourquoi, car je le trouvais très approprié. Elle m’a expliqué que number two signifie faire pipi en anglais ! Nous avons donc dû changer le titre, qui est finalement devenu Second Best. J’ai ainsi plein d’histoires amusantes sur les traductions, et c’est fascinant de découvrir les nuances de chaque langue.
Mais honnêtement, je ne peux pas vraiment vérifier si les traductions sont correctes, car je ne parle pas ces langues. Cependant, depuis que j’ai ouvert mon compte Instagram récemment, je reçois énormément de messages, notamment de lecteurs d’Amérique du Sud, d’Espagne, et en ce moment, beaucoup de lecteurs de Turquie.
– Vos livres sont très variés, explorant des univers extrêmement différents. Pourtant, un élément revient presque comme un leitmotiv dans tous vos romans : l’art. Il y joue un rôle omniprésent, apparaissant toujours comme une forme de consolation et un moyen de sauvetage. La seule exception semble être Deux Sœurs, où l’art, au contraire, porte une part de responsabilité dans le malheur de votre personnage principal. Finalement, peut-on vraiment avoir Une vie heureuse ( titre de votre dernier roman) quand on a cette sensibilité pour l’art ? Êtes-vous d’accord avec le point de vue du narrateur dans Deux Sœurs ?
– J’en suis la preuve vivante : la littérature a changé ma vie. Lorsque j’ai commencé à lire et à écrire à l’âge de 16 ans, cela a été une expérience extraordinaire. La compagnie des livres me console, me sauve et me permet même d’être heureux. Cependant, le personnage de Deux Sœurs, qui baigne dans le monde de la littérature, traverse un drame sentimental. Elle se rend compte que la littérature ne l’aide en rien et se demande si, au lieu de s’enfermer dans l’univers des livres et des bibliothèques, elle n’aurait pas dû être plus lucide. Bien sûr, ce n’est pas du tout mon point de vue, mais c’est la perspective de ce personnage à ce moment-là.
– Vos livres sont totalement plastiques. Ils semblent traverser les âges et les profils. Quel est le secret de cette écriture qui touche un éventail si large de lecteurs ? Est-ce que vous pensez à un public particulier lorsque vous commencez à écrire, ou cette universalité émerge naturellement de vos récits ?
– Je ne peux pas révéler de secret, car il n’y en a pas. Pendant des années, mes livres ont rencontré peu de succès ; ils étaient plutôt confidentiels, et cela ne m’a pas du tout rendu malheureux. J’avais juste quelques lecteurs, et c’était formidable. D’ailleurs, lorsque La Délicatesse a connu un grand succès, un journaliste a écrit que ce livre contenait toutes les recettes du succès. C’était absurde, car si j’avais eu une recette, je l’aurais appliquée bien avant ! J’ai toujours démontré dans ma carrière littéraire que je n’ai jamais cherché à reproduire ce que j’avais déjà fait. Après La Délicatesse, j’ai écrit Charlotte, qui ne pourrait pas être plus différent. Tu viens de mentionner Deux Sœurs, qui est un livre très noir. Chaque livre est unique et différent. Je n’ai ni recette ni ambition de toucher un quelconque lectorat. Ce qui me touche particulièrement, c’est que les lecteurs continuent à me suivre. Certains me disent : « Moi, j’aime ce livre-là, je préfère celui-ci. » Ce qui me touche encore plus, c’est que, depuis deux ou trois ans, notamment grâce à TikTok et Instagram, j’ai vu arriver un nombre croissant de jeunes lecteurs. Je trouve cela bouleversant, car ce n’était pas du tout prévu ni prédestiné.
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– Vous avez étudié la musique et été professeur de guitare, et cette sensibilité se reflète dans le rythme de vos phrases. La musique influence-t-elle réellement votre écriture ? Cherchez-vous délibérément à créer une musicalité dans vos textes ?
– Je pense que pour tous les écrivains, la musicalité est absolument déterminante, prédominante et essentielle. C’est une question de rythme. Pour moi, chaque livre a son propre rythme et sa propre mélodie, d’une certaine manière. J’ai effectivement étudié à l՛Ecole de jazz et j’ai été professeur de guitare. Lorsque je me suis mis à écrire, j’ai adopté la même approche que celle que j’utilisais pour travailler mon instrument, en portant une attention particulière à la mélodie. D’ailleurs, en jazz, on parle de phrasé pour évoquer les improvisations, ce qui revient à créer des phrases musicales. Chaque livre possède une tonalité musicale, plus ou moins prononcée. Quand j’écrivais Charlotte, j’écoutais Schubert, et lorsque j’écrivais La Délicatesse, j’écoutais Souchon. Ces choix musicaux sont très importants pour moi. Peu importe que l’on aime ou non mon travail, l’essentiel est qu’il y ait une musicalité particulière et propre.
– Dans votre dernier roman, Une vie heureuse, l’idée de départ repose sur un rituel d’enterrement, une pratique courante en Corée du Sud. Le livre est paru en janvier 2024, une période marquée par une actualité géopolitique et humanitaire assez déprimante. Vous n’aviez pas peur que, dans ce contexte, le livre ne trouve pas son public ?
Oui, tout à fait. Au-delà du contexte géopolitique, j’avais des réserves. J’avais peur qu’un livre abordant un rituel d’enterrement soit perçu comme morbide ou gothique. Pourtant, il a été accueilli de manière extraordinaire, devenant mon plus grand succès depuis Le Mystère Henri Pick. Je n’ai pas écrit ce livre avec une vision sombre ou négative. Pour moi, il s’agit d’une réflexion sur une approche décomplexée de la mort et sur ce rituel bénéfique en Corée du Sud, où les gens s’installent dans des cercueils pour ensuite… vivre la vie différemment.
Le titre Une vie heureuse souligne cet aspect. Malgré la connotation morbide que l’on pourrait y voir, je considère ce livre comme optimiste, invitant à apprécier la vie d’une manière plus douce et simple. J’avais néanmoins des craintes : je redoutais que les lecteurs le trouvent trop lourd, surtout en France. Je suis passionné par mes sujets. Lorsque je commence à écrire, je ne me demande pas si cela plaira au lectorat ou s’il sera effrayés․ Pour moi, c’est une exploration indéchiffrable et insondable.
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– Dans votre premier roman Inversion de l’idiotie ( parru en 2002 chez Gallimard), vous avez fait de Milan Kundera un personnage, ce qui a attiré son attention. Il a d’ailleurs salué La Délicatesse, vous a envoyé des dessins et même téléphoné. Il était aussi un idole pour vous à l’époque. Pourriez-vous nous raconter cet échange et l’impact qu’il a eu sur vous ?
– Ça fait partie des moments magnifiques de ma vie littéraire, et même de ma vie tout court. J’ai lu L’Insoutenable légèreté de l’être à l’âge de 16 ans, quand j’étais à l’hôpital, et ça a été un choc. J’ai lu beaucoup de Kundera ensuite, et quelques années plus tard, il s’est retrouvé comme personnage dans mon premier roman, Inversion de l’idiotie. Le hasard a voulu que j’envoie ce manuscrit à Gallimard, et à l’époque, Kundera était dans le comité de lecture, il était donc au courant de ce livre où il apparaissait, avec quelques passages plutôt drôles à son sujet.
J’ai eu la chance de le rencontrer. Il a été incroyablement bienveillant avec moi, il m’a téléphoné plusieurs fois, m’a envoyé des dessins… J’étais totalement angoissé à chaque échange, tellement j’étais impressionné par lui. Mais il était exactement comme ses livres : pétillant, avec cette pointe de grotesque. Je me souviens, il m’a dit un jour : « C’est ma femme, Vera, qui est en train de lire votre livre avec ses lunettes grotesques. »
Je crois qu’à l՛époque il n’était pas forcément très bien vu par les critiques français, mais aujourd’hui, il est indiscutablement reconnu comme un écrivain mondialement influent. Il a inspiré beaucoup d’écrivains, dont moi, avec son approche philosophique, politique, sentimentale, et cette façon d’écrire des romans qui ressemblent à des essais, ou des essais qui se transforment en romans.
– Quelles sont vos habitudes d’écriture ? Avez-vous un rituel ou un environnement particulier qui vous aide à vous concentrer ?
– J’aime écrire dans mon lit le matin, mais en réalité, l’écriture ne se limite ni au temps ni à l’esprit. Quand je travaille sur un roman, j’ai l’impression d’être en écriture constante, sans rituel précis. Parfois, j’aimerais pouvoir mettre mon esprit en pause, mais l’écriture, c’est une forme de soumission à l’obsession, un processus permanent. En ce moment, je profite d’un moment de calme après avoir terminé mon prochain livre, avant de me plonger rapidement dans un nouveau projet. J’ai toujours besoin d’avoir plusieurs idées en tête.
– Vous venez de terminer l’écriture d’un nouveau roman. Pouvez-vous nous en dévoiler quelques détails ? Quels thèmes y explorez-vous cette fois-ci, et avez-vous déjà une idée de sa date de publication ?
Le livre sortira en février 2025, dans environ quatre ou cinq mois, et il s’intitulera Tout le monde aime Clara. J’ai vécu une expérience de mort à l’âge de 16 ans, ce que j’ai déjà évoqué dans Une vie heureuse. Cette expérience m’a profondément marqué, me rendant assez mystique. Je crois beaucoup aux signes, une thématique qui était également présente dans Charlotte—cette sensation étrange d’avoir déjà connu quelqu’un avant même de le rencontrer. Ce nouveau roman explore justement cet aspect mystique et ésotérique, à travers une jeune héroïne qui développe des dons de voyance. Il y sera donc question de voyance et de numérologie.
En parallèle, il y a l’histoire d’un écrivain qui n’arrive plus à écrire et qui anime des ateliers d’écriture. C’est la rencontre de ces deux personnages qui forme le cœur du récit. C’est encore un peu tôt, et c’est la première fois que je parle de ce livre, donc je ne sais pas si j’ai bien réussi à résumer !
Le Portrait chinois de David Foenkinos
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Si vous étiez un livre, vous seriez … ?
Un homme de Philip Roth, l’un de mes écrivains préférés. Ce livre de 150 pages aborde des thèmes tels que la maladie, l’amour, la sexualité, le corps et la vieillesse. Pour moi, c’est une œuvre totale et absolue.
Si vous étiez un personnage littéraire, vous seriez … ?
L’idiot de Dostoïevski, car j’adore ce personnage qui, au fil du temps, devient intelligent.
Si vous étiez une œuvre d’art, vous seriez … ?
Je dirais un tableau de Charlotte Solomon où elle peint Alfred.
Si vous étiez une couleur, vous seriez … ?
Le mauve, car c’est une couleur assez mélancolique.
Si vous étiez une ville, vous seriez … ?
Je pense que je serais Berlin. J’aime beaucoup l’Allemagne, peut-être en lien avec mes recherches sur Charlotte Solomon. Mais si vous me posez la question demain, ma réponse pourrait changer.
Si vous étiez un plat, vous seriez … ?
Un plat italien.
Si vous étiez un film, vous seriez … ?
Eternal Sunshine of the Spotless Mind, un film de Michel Gondry qui me fascine. Il traite de l’idée d’effacer la mémoire amoureuse en cas de souffrance, tout en montrant que les personnages finissent par se retrouver.
Si vous étiez une chanson ou une œuvre musicale, vous seriez … ?
Je pense que ce serait Mind Games de John Lennon, qui parle des jeux d’esprit. C’est une chanson assez vertigineuse. D’ailleurs, j’ai écrit un livre sur John Lennon. Mais il y a tellement d’autres chansons qui me viennent à l’esprit.
Si vous étiez un moment de la journée, vous seriez … ?
Je sais que ce serait plus cool de dire la nuit à 2 heures du matin, mais mon moment préféré est en fait 8h35 le matin.
Si vous étiez une émotion, vous seriez … ?
La mélancolie, mais la mélancolie joyeuse.
Si vous étiez une citation, vous seriez … ?
« En vain la raison me dénonce la dictature de la sensualité. » d’Aragon. Je suis fasciné par cette expression, car je pense qu’en tant qu’écrivain, on est soumis à cette dictature.