Quand le Soleil Aveugle : François Ozon adapte « L’Étranger » de Camus

En salle depuis le 29 octobre, l’adaptation du roman culte d’Albert Camus par François Ozon ose la fidélité littérale et le noir et blanc hypnotique. Un pari risqué pour un texte devenu à la fois mythe, matière scolaire et champ de bataille philosophique.

Adapter L’Étranger, c’est s’aventurer sur un terrain brûlant. Près de huit décennies après la parution du roman d’Albert Camus, François Ozon relève le défi avec un film en noir et blanc aussi dépouillé qu’envoûtant. Dans ce projet ambitieux, Benjamin Voisin incarne Meursault, l’homme sans qualités, tandis que Rebecca Marder prête sa sensibilité à Marie. Ensemble, ils redonnent chair à l’un des récits les plus étudiés — et les plus questionnés — de la littérature française.

Un Monument Littéraire Piégé par sa Gloire

Il n’est pas un lecteur francophone qui n’ait croisé un jour cette phrase : « Aujourd’hui, Maman est morte. » Elle ouvre le roman de Camus, chef-d’œuvre de concision et de vertige existentiel. L’histoire, d’une simplicité trompeuse, suit Meursault, employé discret d’Alger, qui tue « un Arabe » sur une plage, aveuglé par le soleil. À travers lui, Camus explore l’absurde — ce sentiment que la vie, privée de sens, continue pourtant à réclamer des réponses.

Mais L’Étranger est devenu un classique encombrant : figé dans les programmes scolaires, saturé de citations, relu à travers des filtres politiques et moraux. Son statut d’icône a fini par le rendre presque muet. Comment le cinéma peut-il, dès lors, lui rendre sa force d’évidence ?

L’Art de Filmer l’Absence

François Ozon choisit la sobriété radicale : un noir et blanc sans concession, des plans fixes, des silences insistants. Le film épouse la sécheresse du texte, refusant la tentation du spectaculaire. La caméra ne cherche pas à expliquer Meursault ; elle s’y heurte, patiemment.

Benjamin Voisin, dans le rôle-titre, impressionne par son économie de jeu : son Meursault est à la fois vide et vibrant, prisonnier d’une existence qu’il traverse sans la comprendre. Face à lui, Rebecca Marder offre à Marie une tendresse lumineuse, presque trop humaine pour ce monde sans justification.

Le film, fidèle au roman presque scène par scène, assume la lenteur du quotidien : la chaleur d’Alger, le bureau monotone, la baignade, le meurtre. Ce choix de littéralité pourrait être un piège ; Ozon en fait un langage. À force d’immobilité, son Étranger devient une expérience sensorielle : un récit de lumière et de silence, où chaque regard pèse plus qu’un mot.

L’Ombre du Contexte Colonial

Impossible aujourd’hui d’adapter L’Étranger sans interroger son angle mort : celui de l’Algérie coloniale. Depuis Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, la question est devenue centrale : qui sont ces personnages arabes anonymes, réduits à un mot ? Ozon choisit d’affronter ce silence en ajoutant un prologue d’archives sur l’Alger d’avant l’indépendance, et en donnant nom et consistance aux victimes.

Le geste est fort, mais ambivalent. Il traduit une volonté d’actualiser le propos sans renier l’esprit de Camus, tout en risquant de surligner ce que le roman laissait dans l’ombre. Entre fidélité et correction morale, le film cherche un équilibre fragile, mais salutaire. Ozon ne gomme pas la complexité ; il la rend visible.

Une Adaptation entre Beauté et Vertige

La première partie du film, quasi muette, captive par sa tension. Le soleil d’Alger, filmé comme une menace, devient un personnage à part entière. La caméra d’Ozon capte ce moment où la lumière bascule en violence, où la chaleur devient meurtrière. Puis vient le procès, plus bavard, plus démonstratif, où le film semble perdre un peu de sa grâce initiale.

Mais cette imperfection fait partie du projet. L’Étranger n’est pas un roman harmonieux ; c’est un texte coupant, dérangeant. Le film en conserve les angles, et c’est ce qui le rend intéressant. Ni trahison ni simple hommage : une tentative honnête de traduire l’absurde en images.

Réception : Fascination et Scepticisme

Présenté à la Mostra de Venise, le film a suscité des réactions partagées. Sight & Sound salue « une relecture perspicace » et « une mise en scène postcoloniale subtilement intégrée ». The Film Verdict y voit un « chic rétro-moderniste » qui redonne éclat à un classique trop lu.
En France, Le Monde note qu’Ozon « choisit la fidélité littérale tout en assumant une relecture politique ». D’autres critiques regrettent au contraire un manque de souffle, une adaptation trop respectueuse du texte pour en libérer la fièvre.

L’ensemble compose un constat rare : L’Étranger d’Ozon ne fait pas l’unanimité, mais il provoque la discussion — preuve que le roman de Camus, presque un siècle après, continue de brûler.

Un Cinéma du Risque et du Doute

En s’attaquant à L’Étranger, François Ozon signe moins une adaptation qu’une épreuve de sincérité. Son film interroge notre rapport à la morale, à la culpabilité, à la lumière — et à la place que nous laissons encore aux œuvres qui dérangent. Là où tant d’adaptations cherchent à expliquer les classiques, Ozon choisit de les confronter. Et c’est sans doute la meilleure manière de leur rendre justice.

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